Après le départ du charismatique Steve Jobs, le « jardin clos » d’Apple gagnerait à être déverrouillé

Depuis qu’il a démissionné – le 24 août dernier – de son poste de directeur
général de la société cofondée il y a 35 ans, Steven Paul Jobs a fait l’objet
d’un éloge mondial et médiatique sans précédent. Critiquer ce « visionnaire »
et « révolutionnaire » serait dès lors déplacé, voire blasphématoire. Pourtant…

Passée la vague d’éloges à l’endroit du cofondateur d’Apple (1), digne d’un panégyrique d’homme célèbre disparu, personne ne se risque à critiquer une « icône » vénérée par les « adeptes » de la marque à la pomme. Croquez-la et vous trouverez la voie, votre salut ! Les
« Applemaniaques » ont même couvert de louanges Steve Jobs, comme on adorerait à l’unisson le prophète d’une religion ou le gourou d’une secte. La très sérieuse BBC n’a-t-elle pas démontré en mai dernier que les « fans dévots » d’Apple réagissaient au niveau cérébral comme envers une religion ?
Dans un documentaire diffusé par le groupe audiovisuel public britannique, intitulé
« Secrets of the Superbrands » (secrets des supermarques), des neurologues ont en effet démontré – à l’aide de l’imagerie par résonance magnétique (IRM) pratiquée sur
le cerveau de certains aficionados des produits de l’« iMarque » – des réactions comparables à celle des adeptes d’une religion. Les zones cérébrales stimulées sont les mêmes ! Il y a ainsi une « frénésie évangélique » à l’égard de ce que produit la
firme de Cupertino, explique en substance Alex Riley, le présentateur de l’émission,
qui a soumis au détecteur « spirituel » l’un des inconditionnels d’Apple : Alex Brooks, rédacteur en chef de Worldofapple.com. Résultat : le « cobaye » fanatique alloue effectivement une zone de sa cervelle à Apple, comme un croyant le fait pour sa foi religieuse.

Apple perçu comme une religion
Comme lors de l’ouverture d’un nouvel Apple Store, où des hordes de fans se ruent
dans la boutique, les plus accros entrent chez Apple comme on entre à l’église. Les
lignes épurées des terminaux, souvent blancs, et les vastes magasins aux sols en
pierre, évoqueraient l’immaculé et la prière. La BBC cite même l’évêque de Buckingham qui reconnaît bien « une similitude entre Apple et une religion ».
De là à croire en Steve Jobs comme l’on croit en Dieu, il y a un pas que l’émission n’a pas (osé ?) franchi – bien que l’ex-PDG du groupe californien soit considéré comme
« le Messie ». Ne dit-on pas qu’il « incarne » sa société ? Si l’étymologie du mot
« religion » vient du latin religare, à savoir ce qui relie, Steve Jobs l’Evangéliste
s’est donné pour mission d’offrir aux hommes les moyens de satisfaire leur besoin fondamental de communiquer entre eux – de communier ensemble, via notamment
les téléphones mobiles, les tablettes (les Tables de la loi ?) et les réseaux sociaux.

50.000 employés contraints au secret
Mais à la manière d’un gourou ayant poussé le personal branding jusqu’à la légende vivante, Steve Jobs a savamment cultivé le culte du secret qui entoure la mise sur
le marché de ses innovations : ses apparitions furent rares mais orchestrées comme
un one-man-show prenant des allures de cérémonie religieuse, au sermon capable
de galvaniser l’auditoire. D’autres y voient, « une sorte d’organisation militaire tendant presque vers la dictature » – pour reprendre le propos de Frédéric Filloux (2). Les 46.600 employés de la firme, auxquels s’ajoutent 2.800 emplois à durée déterminée, sont soumis à un très sourcilleux NDA – Non-Disclosure Agreement – sous peine d’être licencié. Steve Jobs ne voulait voir qu’une seule tête : la sienne ! La discipline interne est à l’image des relations publiques. La communication du groupe mythique, avec les médias notamment, est en effet « verrouillée » depuis le quartier général de Cupertino, contrôlée jusqu’au moindre détail, résolument orientée produits mais très rarement stratégie (3). Cette discrétion presque maladive, voire mystique, contrebalancée par une couverture médiatique quasi frénétique axée la « techno » – avec ou sans Steve Jobs – a indéniablement portée ses fruits (la pomme…) au niveau planétaire : quelque 300 millions d’iPod ont été vendus depuis le lancement il y a dix ans (en 2001), 100 millions d’iPhone commercialisés depuis la mise sur le marché en 2007, ou encore 25 millions d’iPad écoulés depuis le début 2010. Quant aux Mac(intosh), ils se comptent par centaines de millions dans le monde depuis les premiers modèles en 1984. Les applications pour mobiles ou tablettes dépassent, elles, les 425.000, tandis que l’App Store a franchi mi-2011 les 15 milliards de téléchargements depuis son ouverture en juillet 2008 !
La boutique en ligne iTunes Store, lancée en 2003, est en position dominante sur la musique en ligne mais aussi sur la VOD (4). Plus de 225 millions de clients achètent
sur iTunes, où déjà plus de 10 milliards de musiques ont été vendues. Sur les neuf premiers mois de l’exercice en cours, qui s’achèvera fin septembre, Apple a indiqué le chiffre d’affaires combiné d’iTunes Store, App Store et iBookstore avait atteint 3,9 milliards sur 79,979 milliards de revenus globaux sur la même période (5). En Bourse, Apple vaut de l’or : c’est la seconde capitalisation dans le monde à environ 345 milliards de dollars. Mais comme toute religion monothéiste, Apple n’est pas vraiment
« oeucuménique ». L’ouverture n’est pas son fort.
L’environnement « propriétaire » (donc fermé) fait l’objet depuis le printemps 2010 d’enquêtes antitrust menées par le Federal Trade Commission (FTC) et le Department
of Justice (DoJ) américains, conjointement avec l’Union européenne. Plusieurs activités de la marque à la pomme sont soupçonnées d’abus de position dominante : le développement de logiciels sous iOS (excluant notamment Flash d’Adobe), le risque
de position dominante de iTunes Store (musique en ligne en tête), les pratiques publicitaire, les conditions imposées aux éditeurs (grilles/paliers tarifaires et transactions financières notamment), et plus généralement le manque d’interopérabilité plateformes-terminaux- contenus. Sur ce dernier point, la commissaire européenne Neelie Kroes en charge de la Stratégie numérique ne veut pas de verrouillage sur le marché unique numérique des Vingt-sept. En France, l’Autorité de la concurrence auditionne pour y voir plus clair elle aussi sur les pratiques d’Apple. Malgré des assouplissements amorcées à l’automne 2010 sur les outils de développement et
des réponses apportées à la Commission européenne (6), et malgré des allègements des contraintes d’utilisation annoncées le 9 juin dernier aux éditeurs de contenus qui restent insatisfaits (7), le « walled garden » (le jardin clos) d’Apple reste sous surveillance (8). Les médias, dont la presse qui n’a pourtant jamais offert une aussi grande couverture médiatico-publicitaire à la marque à la pomme, contestent les règles commerciales que leur impose la firme depuis le 30 juin. Avec l’introduction en début d’année de l’abonnement sur App Store/iTunes Store (jusqu’àlors à l’acte), Apple a édicté des obligations aux éditeurs qui ne l’ont pas entendu de cette oreille. Le Financial Times vient par exemple de retirer ses « applis » iPhone et iPad d’App Store ! Les éditeurs devaient appliquer le meilleur prix à leurs abonnements vendus dans la boutique en ligne ; ils auront finalement une liberté tarifaire. Il leur était interdit de rediriger les utilisateurs vers leurs sites web (pour éviter le prélèvement de 30 % d’Apple) ; ils pourront finalement vendre ces abonnements soit à travers leurs propres applications, soit en dehors de l’App Store (mais sans toujours pouvoir instaurer de liens entre les deux).

Pas d’une simplicité biblique
Parmi les autres règles contestées par les éditeurs : le refus d’Apple de leur communiquer les coordonnées des acheteurs et/ou des abonnés à leurs contenus via App Store, ou encore la censure qu’exerce le géant américain sur certains contenus jugés – selon sa morale (religieuse ?) – répréhensibles. Maintenant que Steve Jobs est redevenu un homme comme les autres et qu’Apple est devenu bien mûr, c’est à se demander si le ver n’est pas dans le fruit. @

Charles de Laubier