Livre contre e-book

En allumant ma lampe de chevet, m’est revenue avec une certaine nostalgie, mais sans regret, l’image déjà ancienne
de ma table de nuit qui était habituellement encombrée d’une montagne de livres, tous indispensables, comme autant de promesses de plaisirs de lecture. Je suis cependant surpris
de l’apparente facilité avec laquelle nous avons finalement basculé d’une culture ancestrale du livre en papier dans
une culture balbutiante du livre numérique. En amoureux précoce des livres, des librairies, des bibliothèques et des bouquinistes, collectionneur amateur d’éditions anciennes, je n’ai pourtant pas hésité un instant à saisir la promesse de cette révolution digitale, tout en en connaissant les vertigineuses implications : les changements de supports culturels ne sont en effet pas si fréquents.

« Une part importante du catalogue mondial est désormais accessible via de modestes abonnements ou même gratuitement. »

Les écrits sur tablettes d’argile et de cire, sur volumen de papyrus ou parchemin ont vécu plusieurs millénaires et le codex introduit en 1440 par Gutenberg existe encore après plus de cinq cents ans de bons et loyaux services. Le glissement vers le livre électronique s’est, en réalité, fait progressivement. D’abord par l’usage des micro-ordinateurs qui nous ont habitué à l’écriture puis à la lecture numérique : nos lettres, nos rapports, nos articles, nos livres sont écrits depuis longtemps directement sur le clavier d’un Mac ou d’un PC. Ensuite par la numérisation, non sans douleur, du support lui-même, ce dernier ayant en effet résisté plus longtemps que ces prédécesseurs que sont la musique, la vidéo et les jeux vidéo. La petite histoire de l’e-book a commencé en 1998, simultanément aux Etats-Unis et en France où fut créée la société Cytale et son fameux Cybook. Le passage de l’an 2000 n’avait pas alors permis de confirmer ce premier élan, démontrant une fois de plus qu’un terminal seul, sans un écosystème complet, ne permet pas le décollage de nouvelles applications. Mais les années qui suivirent furent l’occasion d’une prise de conscience progressive des professionnels
de l’édition, jusqu’à l’année 2010 qui marqua le vrai basculement du livre dans l’ère du digital, même si le marché de l’e-book ne représentait encore que moins de 1 % du total du marché de l’édition aux Etats- Unis. Aujourd’hui, la lecture numérique, banalisée,
se fait sur de multiples supports : la nouvelle génération de lecteurs à base d’écran e-paper dans le sillage du succès initial du Kindle d’Amazon, les petits écrans des téléphones mobiles à l’origine de nouvelles habitudes de lecture de livres et de BD sans oublier les tablettes, inaugurées à grand fracas médiatique par l’iPad d’Apple, véritable chaînon manquant des terminaux nomades. La grande histoire de l’édition numérique a commencé par les contenus techniques, les dictionnaires et les encyclopédies mais également les mangas et les contenus adultes, notamment au Japon. Mais, désormais, presque tous les genres de livres sont concernés, même la littérature qui ne bénéficie décidément pas d’un statut particulier.
Le livre imprimé résiste pour les lecteurs nostalgiques et les éditions illustrées ou les livres d’art, et même se réinvente grâce à de nouveaux objets éditoriaux combinant impression traditionnelle et ces nouvelles pages électroniques alliant souplesse et interactivité audio et vidéo. Ce sont ainsi tous les métiers du livre qui ont dû évoluer pour digérer cette mutation fondamentale. Les e-libraires, géants ou spécialisés sont devenus la norme, intégrant parmi eux les Apple, Google, Nintendo ou Sony, qui sont eux aussi devenus des plates-formes de diffusion de l’e-book. Le prix du livre en a profité pour poursuivre sa baisse tendancielle, une part importante du catalogue mondial étant désormais accessible via de modestes abonnements ou même gratuitement. L’édition a donc dû se renouveler notamment en proposant des ouvrages multimédias innovants intégrant de nouveaux outils intégrés (lexiques, dictionnaires)
et de nouveaux contenus à base de textes, d’images, de vidéo, de voix et de musique. Les auteurs disposent désormais d’un champ de création profondément renouveler, nécessitant l’invention d’une nouvelle forme d’écriture, nous rendant toujours plus curieux à la perspective de découvrir les nouvelles formes littéraires que d’aucun pourrait appeler, après le roman classique et le nouveau roman, l’hyper-roman. En éteignant la lumière, et juste avant de m’enfoncer dans l’épaisseur d’une nouvelle nuit de sommeil, je jette un dernier regard à mon livrel riche de milliers de livres tout en me demandant avec Ray Bradbury dans son roman “Fahrenheit 451”, à quelle température peut bien brûler un e-book ? @

Jean-Dominique Séval*
Prochaine chronique « 2020 » : Les réseaux sociaux
Depuis 1997, Jean-Dominique Séval est directeur marketing et
commercial de l’Idate (Institut de l’audiovisuel et des télécoms en
Europe). Rapports sur le sujet : « e-paper », publié en 2009, et
« e-books », prévu en juin 2010, par Marc Leiba et Vincent Bonneau.