Financement du très haut débit : entre initiative privée et intérêt général

lA l’heure où le Parlement vient d’adopter le projet de loi contre la fracture numérique, les projets de réseaux très haut débit se multiplient, à l’image
de celui lancé dans les Hauts-de- Seine . D’autres « services d’intérêt économique général » (SIEG) de ce type pourraient suivre.

Par Hervé Castelnau (photo), avocat associé, et Silvain Fock-Yee, avocat à la Cour, Norton Rose LLP

Les projets et déclarations de financement public des réseaux de très haut débit se multiplient en France. Les 2 milliards d’euros du grand emprunt destiné aux réseaux très haut débit (1) vont contribuer au plan national du très haut débit, dont la présentation par le président de la République est attendue au cours du mois de décembre.
Ces infrastructures très haut débit, dont la fibre optique est emblématique avec ses 100 Mbits/s, sont perçues comme essentielles pour prévenir une « fracture numérique » entre les territoires, tant au plan européen que national. L’adoption définitive du projet de loi contre la fracture numérique est justement intervenue le 10 décembre au Sénat.

Les quatre critères « Altmark »
Nombre de ces projets de financement devront, par leur importance budgétaire et économique, passer par le contrôle de la Commission européenne avant toute mise
en oeuvre, afin de vérifier qu’ils ne viennent pas indûment supplanter les initiatives
des acteurs privés sur le marché concerné. Soucieux « d’augmenter la sécurité juridique et la transparence de sa pratique décisionnelle », l’exécutif européen a publié fin septembre une série de lignes directrices pour l’application des règles relatives aux aides d’état en matière de déploiement des réseaux de communication à haut débit (2). Heureux hasard des calendriers, il a communiqué le jour même sur sa décision en faveur du financement public de 59 millions d’euros du projet de déploiement d’un réseau de très haut débit dans les Hauts-de-Seine, précisant que ce projet « était conforme aux critères “Altmark” et aux lignes directrices sur les réseaux à hauts
débits » (3). Il s’agit d’une exception en matière de financement, plus connue sous le vocable « Altmark », du nom de l’arrêt topique de la Cour de Justice des Communautés européennes (CJCE) qui a défini les critères applicables pour qu’un service d’intérêt économique général (SIEG) ne relève pas du régime général des aides d’état (4).
Dans quelles conditions l’Union européenne avalise-t-elle ces financements au regard
de cette exception ? Dans ses lignes directrices, la Commission européenne rappelle
que la CJCE a posé quatre conditions pour qu’un financement public à un opérateur
(ou groupement d’opérateurs) soit considéré comme relevant d’un SIEG et ne soit pas soumis aux contraintes du régime général des aides d’état : l’entreprise bénéficiaire
du financement doit être formellement investie d’une mission de service public dont les obligations sont clairement définies ; la compensation que représente le financement public doit être définie à l’avance et de façon transparente et objective ; la compensation ne peut dépasser ce qui est nécessaire pour couvrir tout ou partie des coûts occasionnés par l’exécution du SIEG ; le choix du bénéficiaire doit être effectué dans le cadre d’une procédure de marché public ; à défaut, la compensation octroyée doit correspondre aux coûts qu’une entreprise comparable et bien gérée aurait encouru pour exécuter les obligations issues du SIEG.

« Le réseau de très haut débit financé dans le
cadre d’un service d’intérêt économique général (SIEG)
doit présenter des critères de neutralité et d’”universalité“. »

Définition d’un « SIEG »
Si la jurisprudence a reconnu aux états membres un large pouvoir d’appréciation pour définir ce qu’ils considèrent comme un SIEG, cette définition reste néanmoins soumise au contrôle dit « d’erreur manifeste » de la Commission européenne (5) qui entend clairement se réserver l’opportunité de faire évoluer ses lignes directrices au fil des projets qui lui seront soumis. Et d’indiquer que, si son degré de contrôle reste assez souple et laisse aux états membres une grande marge d’appréciation pour déterminer ce qui relève d’un SIEG, cette détermination ne pourra être effectuée de manière arbitraire et devra « présenter certaines caractéristiques spécifiques par rapport à des activités économiques ordinaires ». Les financements réseaux de très haut débit
ne pourront, en principe, être qualifiés de financement de SIEG s’ils se rapportent à
des zones où, d’une part, les investisseurs privés ont déjà investi dans une infrastructure de réseau haut débit (ou sont en train d’étendre leur réseau d’infrastructure) et, d’autre part, ces investisseurs privés fournissent déjà des
services compétitifs d’accès au haut débit. Cette position n’est cependant pas intangible. Immédiatement après avoir énoncé le principe visant à éviter les distorsions qu’un financement public pourrait causer sur un marché en développement, la Commission européenne définit les contours de possibles exceptions, visant à prendre en considération le caractère urgent du développement du très haut débit sur les territoires européens. Pourraient ainsi constituer des financements de SIEG les soutiens financiers qui se rapportent à une zone, où des investissements privés ont
déjà investi dans une infrastructure et fournissent des services d’accès au haut débit,
si certaines conditions sont remplies.
En premier lieu, la démonstration d’une possible défaillance à moyen terme des investissements privés ; par ailleurs, des conditions tendant à la définition du périmètre
et à la pertinence du SIEG ; enfin, des conditions tenant à la « neutralité » du réseau.

Source de réelles frictions
Les lignes directrices précisent qu’un financement de SIEG peut être constitué, même en présence d’investissements privés et d’offres d’accès haut débit, si les autorités publiques peuvent démontrer que les investisseurs privés sur la zone concernée risquent de ne pas être en mesure d’assurer, dans un avenir proche (entendu comme une période de trois ans), une couverture adéquate de l’ensemble des citoyens ou des utilisateurs, pouvant ainsi priver de connexion une partie importante de la population.
L’appréciation de cette condition, par essence « extrapolative », sera rarement aisée
et probablement source de réelles frictions entre, d’une part, les investisseurs privés présents sur le marché et, d’autre part, le bénéficiaire du financement et l’entité publique finançant le projet. La Commission européenne requiert en outre que les états membres, dans leur description de la mission du SIEG à financer, s’assurent que le SIEG répond à certains « critères minimums communs à chaque mission de SIEG », qui sont notamment les suivants : la mission de SIEG doit avoir été confiée à l’opérateur bénéficiaire du financement aux termes d’un acte de la puissance publique ; la mission doit avoir un caractère universel et obligatoire. Le réseau de très haut
débit financé dans le cadre d’un SIEG doit présenter les critères de neutralité et
d’« universalité » suivants :
Le réseau devra être destiné à l’ensemble des utilisateurs (privés et professionnels) d’une zone donnée.
Le réseau devra être développé et géré de telle sorte qu’il ne soit pas possible de refuser l’accès à l’infrastructure sur des bases discrétionnaires et/ou discriminatoires ;
L’infrastructure développée dans le cadre du SIEG devra être passive, neutre et librement accessible. Par « neutre », la Commission européenne précise que le réseau très haut débit devra permettre l’utilisation par les opérateurs des différentes technologies disponibles pour fournir leurs services aux utilisateurs finaux (notamment G-PON ou point-à-point).
Le financement public ne devra porter que sur le déploiement d’un réseau assurant une connectivité universelle et fournissant des accès de gros, à l’exclusion de tout financement portant sur des services de détail. Si le bénéficiaire d’un financement devait à la fois proposer l’accès de gros et des services de détail, des « garde-fous appropriés » (pouvant inclure un système de séparation comptable, la constitution d’entités structurellement et juridiquement séparées, etc.) devront être mis en place pour éviter tout conflit d’intérêt et tout avantage indirect masqué.
Si le réseau financé publiquement est déployé à la fois sur des zones non rentables et sur des zones rentables (qui sont par définition les zones sur lesquelles des investisseurs privés auraient déjà déployé ou envisagé de déployer leur infrastructure dans un proche avenir), le financement devra couvrir uniquement les coûts de déploiement d’une infrastructure dans les zones non rentables. Des mécanismes de contrôle et de récupération appropriés devront être mis en place pour éviter les risques de surcompensation. Ce risque pourrait être réduit si la compensation était octroyée dans le cadre d’un appel d’offres (en option parmi les critères « Altmark »), dans lequel les candidats se verraient notamment demander de détailler, zone par zone, les recettes attendues et le montant estimé de compensation correspondant nécessaire pour réaliser la mission de SIEG. @