eComédie humaine

En ce mois de décembre 2025, la vie semble suivre son cours. Le monde s’agite autour de moi pour préparer les fêtes de fin d’année. Symbole de cette permanence : la place qu’occupe comme tous les trois ans, sur les écrans publicitaires de nos villes, le nouvel épisode de l’inépuisable saga Star Wars. Le numéro X de cette nouvelle trilogie utilise, pour les quelques salles nouvellement équipées, les dernières avancées du cinéma holographique : 24 images par seconde et 64 points de vue différents ! Les spectateurs sont assis tout autour d’un écran central, lequel permet une expérience immersive inégalée pour suivre le retour des héros sur la planète Naboo… Et les acteurs s’adresseront à eux pour choisir en temps réels des scénarios alternatifs. En fonction des sentiments collectifs exprimés par la salle, de nouvelles scènes seront proposées. Avec ce système, Disney estime que les fans pourraient revenir voir le film plus de dix fois en moyenne…
Cette apparente banalité, ballottée entre nos habitudes et nos étonnements, ne masque cependant pas les défis qu’affronte notre époque.

« Ce n’est pas la fin des pure players, mais un nouveau cycle de partage des positions et de la valeur avec le retour en force d’entreprises venues de l’économie traditionnelle. »

Notre société change vite. Ce qui faisait débat il y a seulement dix ans parait aujourd’hui simplement accepté : l’euro, qui fut en son temps autant vanté que décrié,
a été le ciment empêchant l’Europe d’éclater ; les frontières du Vieux Continent s’ouvrent pour accueillir une jeunesse « étrangère » venant épauler une population tellement vieillissante ; les femmes finissent de conquérir les droits qui leur manquaient encore, sur fond de diversification des modèles familiaux ; la sélection dès la conception de certaines caractéristiques des enfants à naître est une pratique presque courante, où l’on ne parle plus d’eugénisme mais d’« enfant choisi ». Le monde numérique, qui semblerait peu de chose face à ces évolutions profondes de nos sociétés éloignées de leurs modèles historiques, participe à l’accélération des processus. Les forces actuelles sont telles que les tensions qu’exerce le flot continu d’innovations tiraillent la société. La massification de l’Internet dans tous les domaines, de la mesure de soi à la mesure du monde, a fait émerger une nouvelle génération de services en passe de générer de nouveaux gains de productivité. Tandis que la destruction des intermédiaires traditionnels et de la valeur associée à ces activités continue son oeuvre. Dans le même temps, l’histoire ne se répétant pas, nous avons assisté au retour en force d’entreprises venues de l’économie traditionnelle – énergie, transports, distribution, santé, finance – qui ont finalement trouvé une place centrale en adoptant les nouvelles avancées digitales. Ce n’est pas la fin des pure players, mais un nouveau cycle de partage des positions et de la valeur. Quant à nous, pour apprivoiser les nouveaux codes de notre humanité numérique, nous nous débattons, le plus souvent avec enthousiasme, pour bénéficier par exemple des derniers apports de la sharing economy. Mais non sans révolte, parfois, lorsqu’il n’est plus possible d’accepter les conséquences poussées à leurs limites du fameux paradox privacy.
Aujourd’hui, on peut presque paraphraser Balzac qui, dans La maison Nucingen, appliquait aux Lois cette maxime que je transpose au Web : « Comme une toile d’araignée à travers laquelle passent les grosses mouches et où restent les petites ». Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si les rares philosophes du siècle dernier, qui avaient réfléchi à la place de l’Homme face à ses créations techniques, viennent de trouver
un public qui les relit enfin pour comprendre, avec un Günther Anders, comment l’Etre humain pourrait être définitivement dépassé par ses innovations à l’heure des algorithmes, des systèmes experts et des robots omniprésents… Mais le temps presse, car la fenêtre temporelle que j’ai utilisée pour vous faire parvenir mes chroniques va se refermer dans quelques heures. Il est n’est pas impossible, cependant, que je puisse un jour en trouver une autre, et même que vous puissiez me répondre… @

Jean-Dominique Séval*
* Directeur général adjoint de l’IDATE, auteur du livre
« Vous êtes déjà en 2025 » (http://lc.cx/Broché2025).