Après leur « coup de foudre », Xavier et Martin vont-ils faire dans le « Je t’aime… moi non plus » ?

Alors que Vivendi est en négociations exclusives jusqu’au 4 avril avec Altice-Numericable pour lui vendre SFR, Bouygues a relevé son offre sur ce dernier
le 20 mars en rappelant l’accord signé avec Free le 9 mars. Grâce à Xavier Niel, Martin Bouygues espère l’emporter. Sinon, seraient-ils capables de faire un mariage de raison ?

Par Charles de Laubier

Xavier Niel et Martin BouyguesXavier Niel et Martin Bouygues (photo) ont eu début mars un « coup de foudre », alors qu’ils étaient auparavant des ennemis jurés. Mais les deux milliardaires des télécoms se retrouvent Gros-Jean comme devant, depuis que Vivendi a préféré Altice – maison mère de Numericable – comme repreneur potentiel de sa filiale SFR. Du coup, le « petit poucet » (Bouygues Telecom) et le « trublion » (Free) se retrouvent isolés chacun
de leur côté face à ce qui deviendrait un duopole dominant sur le marché français des télécoms : Orange et Numericable-SFR.
A moins qu’en relevant son offre sur SFR à 13,15 milliards d’euros, Bouygues ne réussisse à convaincre Vivendi. C’est ce qui pourrait lui arriver de mieux… Car difficile, face à un Numericable-SFR, d’imaginer que Xavier Niel et Martin Bouygues, aux personnalités antinomiques et aux relations épidermiques, puissent enterrer la hache
de guerre et faire leur vie ensemble, même dans le cadre d’un mariage de raison.

Querelles du « coucou » et du « parasite »
Rappelons que les deux protagonistes ont encore croisé le fer pas plus tard qu’en février dernier : Bouygues Telecom a en effet lancé un pavé dans la marre avec une offre triple play à 19,99 euros par mois. « Dans l’Internet fixe, la fête est finie. Nous allons faire faire 150 euros d’économie par an aux abonnés du fixe qui choisiront ce service, ce qui fait une économie de 12,5 euros par mois. Qui dit mieux ? Que Xavier Niel fasse la même chose s’il en est capable ! », avait prévenu Martin Bouygues dès le mois de décembre.
Une véritable déclaration de guerre au patron de Free (1). Bouygues Telecom, déjà mis à mal depuis l’arrivée de Free Mobile début 2012, n’avait pas supporté que ce dernier se mettent à offrir à partir de Noël la 4G sans augmentation de ses forfaits mobiles. Mais Iliad a aussitôt répliqué en lançant sous la marque Alice une offre triple play à… 19,98 euros par mois, soit un centime de moins que l’offre de Bouygues Telecom !

Querelles du « coucou » et du « parasite »
Le patron du groupe Bouygues ne supporte pas non plus l’arrogance de Xavier Niel qui déclarait en décembre dans Le Journal du Dimanche : « J’admire rarement les héritiers, mais Martin Bouygues a souvent un vrai bon sens paysan et c’est un très bon dirigeant. Mais il fait un travail de lobbying exceptionnel, n’hésitant pas à utiliser le 20 Heures sur TF1 comme un outil [de communication en faveur de Bouygues Telecom]. Sur ce point,
j’ai bien évidemment une conception différente de la liberté de la presse… ». Et de traiter au passage ses concurrents avec une certaine insolence qui se le dispute au mépris : « Ils étaient très riches, ils le sont un tout petit peu moins. J’ai beaucoup de peine pour eux, je vais pleurer » (2). Ce que Martin Bouygues n’avait pas apprécié du tout. La réponse du berger à la bergère ne s’était pas faite attendre, toujours courant décembre, avec ce sens de l’à-propos : « S’agissant de TF1, il cherche à me diffamer. En 26 ans, jamais le CSA ne m’a fait de tels reproches. Ce n’est pas moi, mais Xavier Niel qui dit ‘’quand les journalistes m’emmerdent je prends une participation dans leur canard et après ils me foutent la paix’’. (…) Il n’a aucune leçon de liberté de la presse
à donner à qui que ce soit ». Les relations houleuses entre Xavier Niel et Martin Bouygues ne datent pas d’hier. En mars 2012, après le lancement de Free Mobile, le patron du groupe de BTP affirme que « Free fait le coucou sur le réseau d’Orange ». Le sang de Xavier Niel ne fait qu’un tour et poursuit même le journal ayant laissé dire cela pour diffamation (3). Il faut dire que Martin Bouygues avait fait des pieds et des mains – notamment du temps de son ami Nicolas Sarkozy, alors chef de l’Etat – pour empêcher l’arrivée d’un quatrième opérateur mobile en France. Depuis les deux rivaux n’ont eu de cesse d’avoir régulièrement des prises de becs, allant jusqu’à être chacun condamné le 22 février 2013 par le tribunal de commerce de Paris pour « dénigrement et concurrence déloyale ». Xavier Niel, qui aurait fait appel, avait été « violent et injurieux ». Free a été condamné à verser 25 millions d’euros de dommages et intérêts à Bouygues Telecom et à payer 100.000 euros d’astreinte pour chaque allégation de type « pigeons » et « vaches à lait » pour qualifier les clients des opérateurs télécoms concurrents, ainsi que « arnaque », « racket » et « escroquerie ». Quant à Bouygues Télécom, il a été condamné à 5 millions d’euros pour avoir notamment traité Free de
« coucou » n’ayant pas son propre réseau. Le quatrième opérateur mobile bénéficie jusqu’en 2018 d’un accord d’itinérance avec Orange dans la 2G et la 3G. Les deux petits derniers du marché français avaient déjà ferraillé en justice fin 2010 lorsque Martin Bouygues avait attaqué, toujours devant le tribunal de commerce de Paris, Xavier Niel pour propos injurieux tenus sur BFM TV : « Malheureusement, nos concurrents ne sont pas capables d’inventer. (…) Je qualifie ces acteurs de parasites » ! Le patron de Free n’avait jamais apprécié que Martin Bouygues déclare dès décembre 2008 : « Déployer un réseau 3G pour 1 milliard d’euros, comme l’affirme Free, me paraît impossible, sauf à faire le coucou sur le réseau des opérateurs en place » (4). Cela s’était terminé en août 2011 par une condamnation des deux à se verser chacun
1 euro de dommages et intérêts… Après avoir fragilisé Bouygues Telecom en lançant Free Mobile début 2012, Iliad aurait bien souhaité la mort de Bouygues Telecom en songeant à s’emparer de SFR mis en vente par Vivendi. Mais le « trublion » en a été dissuadé.
« L’Autorité de la concurrence nous a dit en privé en novembre 2012 et l’a redit il y a quelques jours que ce n’était pas possible. Si nous rachetions SFR, c’était la disparition de Bouygues Telecom », a relaté Xavier Niel le 10 mars dernier.

Difficile dans ces conditions, après ces passes d’armes et ces noms d’oiseaux, de croire que le « coup de foudre » de début mars soit sincère. En fait, Xavier Niel et Martin Bouygues sont tombés sous le charme par conseils interposés ! « Maxime [Lombardini, directeur général d’Iliad] a passé un coup de fil à un avocat et cela a déclenché un certain nombre de choses… », a relaté Xavier Niel, lors de la présentation des résultats annuels du groupe Iliad. Maintenant que Bouygues Telecom n’a plus de raison de vendre son réseau mobile et ses fréquences à Free, ce dernier
se retrouve le plus isolé. « Si Altice rachetait SFR, on se retrouverait dans un scénario dans lequel Numericable, SFR et Bouygues Telecom – grâce à l’accord de mutualisation entre les deux derniers – feraient une seule et même entité », avait mis en garde Xavier Niel. C’est en effet le 28 février que SFR et Bouygues Telecom avaient annoncé un accord de mutualisation d’une partie de leurs réseaux mobiles via la création d’une co-entreprise, afin de couvrir ensemble 57 % de la population française d’ici 2017.

Quatre opérateurs mobile : un de trop ?
Que Vivendi décide dans quelques jours de céder SFR à Altice-Numericable ou d’introduire SFR en Bourse, le résultat pour Martin Bouygues et Xavier Niel sera le même : il y aura toujours quatre opérateurs mobile en France. « Et au final, soit Free soit Bouygues, sera à ramasser à la petite cuillère avec des milliers d’emplois perdus »,
selon les propos d’Arnaud Montebourg dans Le Parisien dès le 9 mars. A moins que le coup de poker de Martin Bouygues, associé à la Caisse des dépôts (lire p. 3), JCDecaux et Pinault, sur fond d’accord avec Free, ne rafle la mise… @

Charles de Laubier