L’édition tourne la page

Dans son lot habituel, la rentrée littéraire nous a apporté cette année la révélation d’un auteur étonnant. Il est à l’origine d’une génération de nouveaux romans contemporains qui aurait su toucher le grand public. Mais il n’aura jamais son nom imprimé sur la couverture d’un livre. Et pour cause : en ce milieu du XXIe siècle, les auteurs n’écrivent que rarement ! Ils sont les héros d’une nouvelle littérature, symbole d’une culture redevenue orale et visuelle. La vidéo s’est en effet imposée aujourd’hui comme la nouvelle forme d’écriture – dominante, universelle et sans frontières – par la magie de
la traduction simultanée, retranscrivant même la couleur et l’intonation de la voix des auteurs. Après des siècles de montée en puissance progressive de l’écrit, la technologie de l’image apparue au siècle dernier a ainsi fait progressivement son oeuvre de transformation… Bon d’accord, n’exagérons pas ! Cette scène ne se déroulera sans doute pas avant 50 ans, c’est-à-dire vers 2070. Mais, j’en suis persuadé, nous sommes tous engagés dans cette voie, celle d’une nouvelle culture portée par de nouveaux médias. Le livre et plus largement l’écrit alimentent les souvenirs nostalgiques d’une
réalité en cours de substitution. Après cette introduction en forme d’anticipation presque prophétique, il faut bien reconnaître que le monde de l’édition est encore loin d’avoir
rendu les armes. Mais nous sommes au tout début de ce processus extraordinaire
et les éléments de cette transition se mettent en place.

« Par écrit ou en vidéo, la littérature numérique dispose d’une palette complète de distribution, de l’auto-édition à l’intervention de grandes maisons toujours indispensables »

Si l’édition fait depuis plus de dix ans déjà sa révolution numérique, c’est en adaptant
sous la pression son modèle économique, comme les autres industries culturelles l’ont
fait avant elle. Une maison d’édition est aujourd’hui forcément numérique, partiellement
et de plus en plus si elle est ancienne, ou à 100 % si elle est un pure player. Mais le
plus frappant est sans doute la poursuite de la « désintermédiation », signe de
« l’Internetisation » du monde physique, commencée par les sites de ventes en lignes comme Amazon et continué aujourd’hui par le phénomène montant de l’auto-édition.
A l’aube du XXe siècle, l’édition à compte d’auteur était encore la marque des auteurs maudits, à l’instar d’un Raymond Roussel dont l’insuccès persistant l’amena à s’auto-éditer, jusqu’à donner à son troublant “Impressions d’Afrique” un titre pouvant également se lire “Impressions à fric”. Il y a encore peu, l’auto-édition avait mauvaise presse et était assimilée à une production amateur. Mais elle s’est peu à peu montrée adaptée à des projets de taille modeste (histoire régionale, domaine techniques, …). Certains auteurs à succès ont également ouvert la voie en prenant le contrôle de leur production, notamment dans la bande-dessinée à l’exemple d’Uderzo. La littérature n’y échappera pas. Des classiques de demain sont en train de naître de l’auto-édition…
L’aventure de l’auto-édition a véritablement commencé à l’heure d’Internet. D’abord avec le phénomène des blogs, qui a offert au plus grand nombre la possibilité de publier sans contrainte. C’est une véritable pépinière planétaire d’auteurs à l’origine de nombreux bestsellers : une Amanda Hocking, aux Etats-Unis a vendu des centaines de milliers d’exemplaires, lorsqu’en France un David Forrest diffusait seul des polars vendus à plus de dix mille exemplaires en quelques mois. Un succès tel que, depuis 2009 aux Etats-Unis, l’auto-édition dépasse l’édition traditionnelle en nombre de livres. Et quand on
sait qu’on évalue à 6 % le nombre de Français disposant d’un manuscrit à publier, on comprend le succès de site comme Lulu.com ou TheBookEdition.com. Exploitant le phénomène de la longue traîne, il s’agit pour ces sites, non plus de vendre 100.000 exemplaires d’un même livre venant de 10 créateurs différents, mais bien de vendre
100 exemplaires de 10.000 créateurs différents.
Par écrit ou en vidéo, la littérature numérique dispose désormais d’une palette
complète de distribution, de l’auto-édition à l’intervention de grandes maisons toujours indispensables. Une manière de redonner un peu de pouvoir au créateurs dans leur relation toujours conflictuelles, que ne dément pas la réflexion qu’un Dan Brown faisait déjà lorsqu’il écrivait en 2009 que « le monde de l’édition serait tellement moins compliqués sans les auteurs ». @

Jean-Dominique Séval*
Prochaine chronique « 2020 » : Le bureau du futur
* Directeur général adjoint de l’IDATE.