Neutralité du Net : le plus dur sera de « fixer les exigences minimales de qualité »

Afin de « prévenir la dégradation du service, le blocage des accès et le ralentissement du trafic sur les réseaux », la directive européenne « Service universel et droits des utilisateurs » prévoit que les régulateurs nationaux fixent une « qualité de service minimale ». Mais quand ?

Par Winston Maxwell*, avocat associé, Hogan Lovells

Il n’existe pas de qualité de service garantie de bout en bout sur l’Internet. Le « réseau des réseaux » fonctionne selon un mode de
« meilleurs efforts », best effort disent les Anglo-saxons. Si un point d’interconnexion est saturé, des paquets peuvent être ralentis voire supprimés. Cette perte de paquets n’est pas problématique car les paquets trouvent un autre chemin pour arriver à destination. Ce mode « meilleurs efforts » fonctionne plutôt bien dans la plupart des situations, mais la qualité de service peut cependant souffrir en cas de forte demande pour un contenu en ligne spécifique telle qu’une vidéo très populaire.

Qui est responsable de la qualité ?
Le problème inhérent de qualité de service sur l’Internet a trouvé une réponse à travers les réseaux de distribution de contenus, ce que les professionnels appellent les « Content Distribution Networks » ou CDN. Ces derniers ont été conçus pour contourner l’ensemble des maillons faibles de l’Internet public et pour insérer le contenu dans le réseau à un point proche de l’abonné. Ces accès de proximité offrent une qualité de service supérieure, moyennant rémunération par les fournisseurs de contenus. Ainsi, une entreprise comme TF1 rémunèrera un CDN (1) pour augmenter la qualité de service, et notamment la vitesse de réponse d’un site tel que tf1.fr. Il s’agit parfois de solutions de distribution de contenus à usage strictement interne, comme le réseau du groupe Google qui améliore la qualité de son propre site de partage vidéo YouTube.
En résumé, l’Internet public souffre de problèmes inhérents de qualité de service et ces problèmes sont résolus en partie par des services commerciaux proposés par les CDN, lesquels apportent les flux jusqu’à un point d’interconnexion le plus proche de l’internaute. Cependant, c’est toujours le fournisseur d’accès à Internet (FAI) local qui transporte le flux jusqu’à l’abonné final. En matière de neutralité du Net, l’enjeu de la qualité de service se situe au niveau de ce FAI, qui livre le contenu à sa destination finale. Car les CDN ne peuvent rien faire en cas de saturation du réseau local (les derniers kilomètres jusqu’à l’internaute). C’est comme si un transporteur (le CDN) livrait des marchandises à Roissy mais que l’autoroute entre Roissy et Paris (le réseau du FAI local) était bouchée. Des bouchons sont rares sur le réseau de télécommunications fixe en France. Des problèmes de débit sur le réseau fixe sont généralement dus à des limitations inhérentes à la technologie DSL (Digital Subscriber Line) utilisée sur les lignes téléphoniques à base de paire de cuivre pour les services triple play (téléphone- Internet-télévision). Si l’abonné est trop loin du noeud de raccordement, ou NRA (2), le débit sera faible par rapport à un autre abonné qui habite près du nœud. La situation est plus délicate pour les réseaux mobiles, car le réseau d’accès cellulaire est partagé en temps réel entre de très nombreux utilisateurs. S’il y a un seul utilisateur à un instant « T », celui-ci bénéficiera d’une qualité de service excellente, mais en cas d’affluence, la qualité baissera. Dans le débat sur la Net Neutralité, le choix a été fait en Europe et aux Etats-Unis de permettre aux opérateurs de proposer des services gérés en plus des services d’accès à l’Internet. La voix sur IP et l’IPTV (3) proposés aux abonnés disposant d’une « box » sont des exemples de services gérés en France. Ces services, qui utilisent le protocole Internet (IP) pour fonctionner, ne doivent pourtant pas être confondus avec l’Internet.

Prévenir ou guérir la dégradation ?
En matière de services gérés, la liberté contractuelle est la règle, sous réserve bien entendu de respecter le droit de la concurrence. A l’avenir, les services gérés permettront d’offrir aux abonnés de multiples services ayant une qualité de service garantie de bout en bout, ce qui n’est pas possible sur l’Internet public. La crainte des régulateurs est que ces services gérés, plus intéressants financièrement pour les opérateurs que l’Internet, se développent au détriment de ce dernier. Ainsi, la directive européenne « Service universel et droits des utilisateurs » (4) a prévu la possibilité pour les autorités de régulation nationales d’intervenir en cas de besoin pour imposer une qualité de service minimum pour l’accès à l’Internet.

Définir la qualité de service ?
L’article 22 de cette directive, qui doit être transposée dans chacun des vingt-sept
pays de l’Union européenne d’ici à fin mai 2011, précise en effet qu’« afin de prévenir
la dégradation du service et l’obstruction ou le ralentissement du trafic sur les réseaux,
les États membres veillent à ce que les autorités réglementaires nationales soient en mesure de fixer les exigences minimales en matière de qualité de service imposées à une entreprise ou à des entreprises fournissant des réseaux de communications publics ». L’Organe des régulateurs européens des communications électronique (ORECE) a rappelé en septembre dernier (5) que le jeu de la concurrence est la meilleure garantie d’une qualité de service satisfaisante. En cas de dégradation du service par un opérateur A, le premier réflexe du client sera d’abandonner cet opérateur A en faveur d’un opérateur B. C’est uniquement dans le cas où ce jeu concurrentiel ne fonctionnerait plus que le régulateur pourra, après avoir consulté la Commission européenne et l’ORECE, imposer une obligation de qualité de service minimal pour l’accès à l’Internet. Il n’en reste pas moins que la qualité de service est elle-même difficile à définir. La qualité du service est ce que ressent le client final lorsqu’il utilise un service donné. La qualité de service n’est pas synonyme de performance du réseau qui peut être définie de manière précise (temps de latence, phénomène de « gigue » ou variation des délais, etc.). La qualité de service dépend certes de la performance du réseau mais aussi d’autres facteurs, tels que l’équipement de l’utilisateur, son logiciel de navigation et le serveur distant qui héberge le contenu. Dans son programme de travail de 2011 l’ORECE essayera d’élaborer des paramètres pour mesurer la qualité de service et, ainsi, aider les régulateurs européens à définir des paramètres qui pourraient le cas échéant être imposés aux FAI. En France, par exemple, l’imposition par l’Arcep (6) d’une qualité de service minimale ne peut être envisagée dans l’immédiat. D’une part, il faut définir – en coopération avec les autres régulateurs en Europe – ce que l’on entend par qualité de service en matière d’accès à l’Internet. Deuxièmement, l’intervention du régulateur ne peut s’envisager, selon l’ORECE, qu’en cas de défaillance du marché concurrentiel conduisant à une dégradation de la qualité de service par l’ensemble des acteurs. Dans ses dix propositions de septembre 2010
(7) , l’Arcep reconnaît que cette forme d’intervention est plutôt une solution à
« long terme » et que la première priorité est de réunir les différents acteurs pour définir ensemble un moyen de définir et mesurer la qualité de service. En février 2011 le régulateur explique de nouveau que « Sans préjudice des travaux déjà en cours en matière de qualité de service fixe et mobile, la priorité de l’Arcep porte à ce stade sur
le lancement des travaux de qualification des paramètres principaux de la qualité de service de l’accès à l’internet et sur l’élaboration des indicateurs adaptés » (8). S’il existe des moyens de mesurer la qualité de service, ce sera déjà une incitation forte pour les opérateurs du réseau des reseaux de respecter leurs engagements à l’égard de leurs clients. Définir des paramètres de qualité de service en matière d’Internet fixe
est compliqué.

Les réseaux mobiles à part ?
Pour l’Internet mobile, la tache devient quasi impossible en raison des nombreux paramètres qui peuvent affecter le débit sur un réseau mobile. Et pourtant, ce sont les réseaux mobiles qui vont être particulièrement sollicités dans les prochains mois avec l’émergence des tablettes et des smartphones de plus en plus puissants. En cas de succès des tablettes en France, les abonnés mobiles risquent de constater des problèmes de qualité de service en raison de saturations ponctuelles du réseau.
Mais ces problèmes ne sont pas critiquables au regard de la neutralité du Net s’ils
sont traités par des mesures de gestion de réseau saines et transparentes. @

* Winston Maxwell et Nicolas Curien (membre de l’Arcep)
sont coauteurs de « La neutralité d’Internet »,
livre paru en février 2011
aux éditions de La Découverte (collection Repères).
Pour en savoir plus : www.collectionreperes.com
et lire « Oui à la discrimination efficace et
transparente ! », dans Edition Multimédi@ n°28, p. 7.