Des ebooks plein les poches

Avant de l’être par des terminaux numériques, mes poches ont longtemps été déformées par les bouquins. Trimbalés, annotés et cornés, ces livres de poche étaient pour moi
un univers familier, facile d’accès et inépuisable. Moins intimidants que les grands formats, ils ont permis à des générations d’ados d’accéder simplement à tous les genres littéraires. Librairies, bouquinistes, bibliothèques familiales
ou collectives, étagères des copains étaient autant d’endroits où l’on pouvait découvrir un auteur en « Livre de poche ».
Et l’emporter partout avec soi, le temps d’une lecture. Pour l’adolescent d’aujourd’hui,
celui qui lit encore, la découverte d’un livre se fait le plus souvent sur la Toile, au détour d’un « search », d’un « surf » ou d’une recommandation sur les réseaux sociaux, lorsque ce n’est pas en consultant sa bibliothèque en ligne personnelle dans le « cloud ». Et son choix ne se fait plus entre deux ouvrages rivalisant de couverture attrayante sur une même étagère, mais entre un ebook, une vidéo ou une émission en direct. Le glissement
a été général et le rapport à l’écrit, la gestion du temps et les références collectives ont profondément changé. Rares sont les lecteurs de 2020 qui évoquent encore avec nostalgie le toucher et l’odeur du papier des livres d’antan.

« Les éditeurs proposent l’ebook en même temps que la sortie du livre papier grand format, mais avec une décote de plus de 35 % »

En matière d’édition, il n’y a rien de stable ni d’éternel. Les succès de Balzac, de Sue ou de Dumas ne furent-ils pas des feuilletons publiés dans la presse avant d’être les livres qui nous les ont fait connaître ? Le livre à petit prix est apparu très tôt, puisque dès 1905 les éditions Jules Talendier commercialisaient des romans populaires sous l’appellation Livre de poche, marque rachetée ensuite par Hachette. Mais c’est en Allemagne que fut lancé en 1931, par Albatross Books, ce nouveau format repris en 1935 par l’inamovible collection Penguin Books, dont le succès des premiers Paperbacks fut immédiat au Royaume-Uni. Aux Etats-Unis, c’est en 1939 que Simon & Schuster créa une collection similaire au nom devenu générique de Pocket Books. En France, le véritable lancement du label Livre de poche date de 1953 : Henri Filipacchi réussit à convaincre plusieurs éditeurs. Les concurrents lui emboîtèrent le pas. J’ai Lu, Folio, 10/18 ou Que sais-je ? sont autant de noms et de marques qui tentent aujourd’hui de continuer l’aventure dans
le monde numérique.
Il a cependant fallu du temps pour que l’on retrouve pleinement, avec l’ebook, les bénéfices du Livre de poche. Le monde bousculé de l’édition a bien essayé de mettre
en place une nouvelle hiérarchie pour tenter de gérer, sinon de contrôler, la transition inéluctable du livre papier vers le livre numérique : une véritable chronologie du livre, comme il y eu pendant longtemps une chronologie des médias pour les films. Celleci préexistait d’ailleurs à l’ebook. Jusqu’en 2010, le scénario était bien rodé : un à deux
ans après la sortie du livre en grand format, sortait la version poche, qui permettait de prolonger la vie de l’ouvrage tout en lui assurant une diffusion plus large. L’arrivée du numérique a, comme pour le cinéma, exercé une pression nouvelle, poussant au raccourcissement des délais : dès 2011, plusieurs éditeurs américains avouaient l’avoir réduit d’un an à six mois entre le grand format papier et l’ebook. A cette compétition nouvelle entre les supports s’est ajouté un réglage délicat de la hiérarchie des prix. Au début, la version électronique d’un best-seller pouvait être jusqu’à deux fois moins chère que sa version grand format. En revanche, l’ebook n’était généralement pas moins cher que le livre de poche. Mais cette position ne pouvait être tenable plus longtemps. Les éditeurs ont alors opté pour une tarification dynamique de l’ebook, en le proposant en même temps que la sortie du livre grand format avec une décote de plus de 35 %.
Au moment de la sortie du format poche, une seconde baisse du prix de l’ebook était proposée cette fois légèrement inférieure à la version papier.
Qu’aurait dit Jean-Paul Sartre d’une telle évolution, lui qui posait la question dans
Les Temps modernes: « Les Livres de poche sont-ils de vrais livres ? Leurs lecteurs sont-ils de vrais lecteurs ? »… mais pour mieux les soutenir. @

Jean-Dominique Séval*
Prochaine chronique « 2020 » : La face cachée du Web
* Directeur général adjoint de l’IDATE.
Sur le même thème,
l’IDATE publie chaque année son rapport
« ebooks : marchés et perspectives », par Sophie Lubrano.