e-Mémoires

En attendant un rendez-vous, je profite du beau temps
pour travailler dans un parc à proximité . Mon bureau portatif, une tablette et quelques accessoires indispensables, est avant tout une extension de ma mémoire, un accès simple
et instantané à mes archives, quelles qu’elles soient, professionnelles ou personnelles : texte, image, musique
ou vidéo, annuaire, agenda ou comptabilité.
Pour moi, qui n’a pas la mémoire dont j’avais rêvé, c’est
bien plus qu’une aubaine ! Il s’agit à proprement parler d’un miracle, renouvelé chaque jour, simplement, grâce à un ensemble de prothèses numériques. Pendant des millénaires, l’humanité a cultivé et enseigné les fondements
de l’Ars memoriae, en transmettant notamment la méthode des lieux, joliment appelée
« Palais de mémoire », qui consistait à découper un texte à retenir pour en ranger les parties dans différentes pièces en les associant à des images saisissantes. Ce serait
là d’ailleurs l’une des fonctions primordiales des enluminures dans les manuscrits médiévaux, selon les toutes dernières recherches en la matière. Durant tous ces siècles de rareté du livre, mémoriser était un exercice essentiel, même si, comme aujourd’hui, l’hypermnésie suscitait l’admiration, comme en son temps un Giordano Bruno qui poussa très loin cet art mémoriel. Alors que ces pratiques sont oubliées depuis longtemps, nous sommes encore loin des récits d’anticipation annonçant une extension de nos mémoires naturelles par une combinaison d’implants de puces à ADN associés à une meilleure maîtrise des performances des capacités naturelles de notre cerveau rendue enfin accessible par les progrès de la neurologie et des nanotechnologies.

« L’indexation en temps réel des “e-souvenirs” bénéficie aujourd’hui des progrès des nouveaux moteurs de recherche. »

En attendant, des projets étonnants ont vu le jour. Comme le projet Total Recall, commencé en 1998 par Gordon Bell, chercheur chez Microsoft, qui se lança dans la numérisation de sa propre vie. Avec l’aide d’un matériel léger accroché autour du cou (micro, caméra, …), cet explorateur de lui-même, garde la trace de tous ses documents (photos, annuaires, factures, livres, vidéos,…) et des événements personnels (conversations téléphoniques, messageries instantanée, entretiens, …). Cette expérience de laboratoire, et celles qui suivirent in situ, ont eu le mérite de poser toutes les questions. Techniques d’abord : pour être réalisable, il fallait compter sur le développement exponentiel de capacités de stockage ; le prix du téraoctet (1.000 Go) était déjà passé sous la barre des 100 euros en 2010, pour atteindre les 75 euros aujourd’hui pour environ 250 téraoctets (To) de mémoire. De quoi enregistrer des dizaines de milliers d’heures de vidéos et des millions de photographies. Disposer des ressources de stockage, combinant simplement le local et le « cloud », a apporté une réponse pratique à la question cruciale de la conservation de nos données. Alors que nous n’avions jamais eu autant de témoignages de nos vies, nos archives ont longtemps été vulnérables en raison du changement régulier des générations de supports fragiles : disquettes, CD, DVD, clé USB, carte SD, disque dur. Si la question technique du stockage a finalement été la plus simple à régler, l’organisation de telles quantités de données a été en revanche plus complexe : l’indexation en temps réel des « e-souvenirs » bénéficie aujourd’hui des progrès des nouveaux moteurs de recherche.
Quant aux usages, ils font l’objet d’un débat qui fait actuellement rage. Certains sont clairement vécus comme des avantages : un élève peut se repasser les moments clés d’un cours ; un patient dispose de l’enregistrement continu de ses paramètres vitaux pour faciliter le diagnostic de son médecin. D’autres posent des questions auxquelles nous n’avons pas encore de réponses : peut-on filmer notre entourage sans porter atteinte à leur droit à l’image ou même à leur vie privée ? Comment se prémunir contre le piratage
de sa « e-mémoire », ou de son utilisation à des fins policières et juridiques ? Si, à cette occasion, la notion de journal intime, de prise de notes et de verbatim a pris un caractère nouveau, nombreux sont ceux qui, d’une matière ou d’une autre, souhaiteraient faire leur cette remarque d’Alfred Jarry : « L’oubli est la condition indispensable de la mémoire ». @

Jean-Dominique Séval*
Prochaine chronique « 2020 » : VDSL versus fibre
* Directeur général adjoint de l’IDATE.