Babel numérique

J’attendais avec impatience ce retour à Shangaï. Et pas seulement pour cette étrange ivresse que provoque cette plongée dans une ville unique, nimbée de l’aura que lui confère son statut de cité parmi les plus puissantes de l’économie monde e. Cette fois-ci, je débarque de l’avion bardé de nouveaux outils de traduction automatique que j’ai hâte de tester ici. Une occasion unique pour décrypter mon environnement et même communiquer sans intermédiaire. La rue est mon premier terrain d’expérimentation. Armé de mon smartphone, une application avancée de réalité augmentée – intégrant les fonctions d’un outil de type Word Lens de Quest Visual – me permet de lire tous les panneaux ou autre indication écrite. Je me retrouve comme un enfant, qui, sachant enfin lire, comprend enfin sa ville. Timidement, je teste une autre application de traduction simultanée, toujours avec l’aide de mon mobile. J’énonce une question dans ma langue que traduit aussitôt une application du type Talk to me par Flaviuapps.

« Une application avancée de réalité augmentée me permet de “comprendre” la ville, une autre – de traduction simultanée – mes interlocuteurs ».

La magie opère, puisque la réponse de mon interlocuteur me revient pas le même chemin, enfin compréhensible et manifestement juste puisque, grâce à ces indications, j’arrive à retrouver mes amis. Pour en arriver à ce niveau d’outils intuitifs et fiables, il a fallu des décennies de tâtonnement. La traduction automatique est une discipline éminemment complexe, qui bute d’ailleurs encore sur certaines ambiguïtés irréductibles lexicales, grammaticales ou sémantiques. C’est peu dire que l’humanité en a longtemps rêvé. Après le tragique épisode de Babel, les mythologies ont souvent fait appel à des solutions radicales, comme les Apôtres recevant le don des langues au cours d’un repas, afin de porter la parole du Christ de par le vaste monde. La pensée scientifique naissante, en la personne de René Descartes, a aussi jeté très tôt les bases de ce qui pourrait être une langue universelle. Tandis que les auteurs de science-fiction réglèrent le problème en dotant leurs équipages de traducteurs intergalactiques bien commodes. La réalité a bien sûr été plus complexe, mais elle passe bien en partie par les machines. La traduction automatique est née en même temps que le premier ordinateur de l’histoire, en 1946 au Royaume-Uni. Mais ce sont les Etats-Unis qui ont très vite mis les grands moyens, dès 1954, avec une démonstration très médiatisée à New-York sur un IBM 710 : 49 phrases en Russe traduites en anglais à partir de 250 mots de vocabulaire et 6 règles de grammaire. Au cœur de la Guerre froide, les Américains et les Soviétiques rivalisèrent aussi dans ce domaine au cœur des techniques d’espionnage. Dans la foulée, de nombreuses équipes universitaires se sont mises
au travail. Mais la tâche s’est avérée plus ardue que prévue. Elaborer un ensemble
de règles agrémenté d’un peu d’intelligence artificielle n’a pas suffi, et les quarante dernières années n‘ont pas été à la hauteur des espérances. L’Internet a permis d’aborder le sujet sous un nouvel angle, en multipliant des applications gratuites et dédiées à la traduction de pages web ou d’e-mails en mode text-to-text voir en text-to-speech. Avec l’approche par analogie statistique, qui reste l’une des grandes force de l’Internet, de nouvelles applications apparurent dès 2011, comme Google Translate
qui a popularisé la traduction vocale instantanée sur mobile. En adaptant souvent nos énoncés afin d’éviter les approximations. Par la suite, de réels progrès ont été obtenus par la fusion des deux approches. L’un des leaders historiques, Systran, invertit 5 années de développement dans un moteur hybride, associant un système par règles
à une approche statistique. Des espaces collaboratifs inédits ont également été libérés du côté de la face cachée du Net. Qui sont ces traducteurs de l’ombre – ces fansubs – qui s’attèlent au sous-titrage à jet continu des innombrables épisodes des séries TV ? Mais, si aujourd’hui des outils facilitent notre vie quotidienne – du voyageur
ou des étudiants des débats font rage comme celui autour duquel s’affronte ceux qui préconisent l’abandon de l’enseignement des langues étrangères à l’école, « véritable perte de temps », et les autres qui s’en tiennent à la réflexion de Johann Wolfgang von Goethe : « Celui qui ne connaît pas les langues étrangères ne connaît rien de sa propre langue ». @

Jean-Dominique Séval*
Prochaine chronique « 2020 » : La photo
* Directeur général adjoint de l’IDATE.