La quasi-neutralité du Net

En prenant l’autoroute ce vendredi soir pour partir en week-end, coincé dans un embouteillage, j’ai repensé à l’image qu’utilisa Tim Wu, professeur de droit à l’Université de Columbia, pour lancer le débat sur la neutralité du réseau
en 2005. En me présentant enfin à la barrière de péage,
j’ai eu le choix entre deux tickets. L’un me permettait de rouler
à la vitesse maximale autorisée en empruntant une voie spéciale “heuresde- pointe”, à condition d’être l’heureux propriétaire d’une voiture de la marque de l’un des trois constructeurs ayant signé un accord exclusif avec l’exploitant de la société d’autoroutes. L’autre m’autorisait à emprunter les voies encombrées par
le plus grand nombre. Bien sûr, ce qui précède n’a pas eu lieu, enfin pas tout à fait de cette manière, et j’ai dû prendre mon mal à patience. Les débats sur la neutralité de l’Internet ont pris une place croissante jusqu’à envahir l’espace de discussion publique du début de la décennie 2010, toutes les sensibilités s’exprimant au gré des attentes et intérêts des uns et des autres.

« Finalement, un équilibre instable a permis de définir un Internet fixe et mobile pour tous, assortis de conditions minimales d’accès en termes de qualité, de tarifs et de contenus »

Entre les « ultras », tenants d’un Internet immuable, gardiens du dogme originel, et les industriels opportunistes suspectés de confisquer des zones entières de l’Internet à leur profit, le débat a souvent été vif mais toujours intéressant et stimulant. Si aujourd’hui
de nombreux éléments de la discussion semblent définitivement dépassés, comme
la question de la tarification différenciée, d’autres restent d’actualité comme celle de l’accès libre à un contenu tout à la fois local et mondialisé. Même si l’analogie est à utiliser avec précaution, je ne peux pas m’empêcher de faire un parallèle entre le concept de la neutralité du Net et celui de la « main invisible » d’Adam Smith qui a
tant servi pour caricaturer les débats entre les tenants du laisser-faire et les interventionnistes. Dans les deux cas, il est fait référence à un état d’équilibre idéal obtenu par la grâce d’une référence mythique et qui n’a jamais été observé dans la vraie vie. La soi-disant neutralité originelle du Web n’a-t-elle pas engendrée en un temps record des acteurs aussi puissant que Google ? Or il s’agissait de trouver un équilibre bien réel entre les forces antagonistes en présence, en navigant entre les écueils de l’angélisme et du dogmatisme. Ce message d’un pragmatisme bien compris a, bon an mal an, prévalu, avec plus ou moins de bonheur selon les pays, en étant appliqué par des autorités de régulation – réunissant généralement des compétences sur les réseaux et les contenus – le plus souvent guidées par les principes cardinaux
de transparence, de non-discrimination, de concurrence dans les accès et d’investissement et innovation. Il faut dire que l’Internet d’aujourd’hui n’a plus grand-chose à voir avec l’Internet des débuts. Même si la distinction entre l’Internet des réseaux et de l’Internet des usages reste pertinente pour préserver ce que certains appellent une « quasi-neutralité », avec une tendance de fond qui se prolonge encore : l’industrie des réseaux, toujours en phase de concentration, notamment en Europe,
et mobilisée par des investissements lourds dans les réseaux très haut débit fixe et mobile, doit composer avec une multiplication des usages et des contenus accessibles sans cesse régénérée (web sémantique, ‘Internet des données, web temps réel, Internet mobile, web 3D et Internet des objets). Finalement, un équilibre instable a permis de définir un Internet fixe et mobile pour tous, assortis de conditions minimales d’accès en termes de qualité, de tarifs et de contenus. Sur ce socle, une diversité d’offres et d’approches continue de s’exprimer via des fournisseurs d’accès spécialisés, des opérateurs intégrés verticalement, des acteurs puissants de l’Internet en mesure d’offrir de plus en plus de services tout en investissant dans des parties de l’infrastructure de réseau et une grande diversité de fournisseurs de services innovants. Tous restent in fine sous la surveillance des utilisateurs qui plébiscitent les services pertinents et se détournent des offres caduques.
En arrivant enfin sur les lieux de mon séjour dominical, après un si long voyage pour une si courte distance, et en oubliant déjà les affres promis par l’inévitable retour,
je passe un premier coup de fil en VoIP sur mobile devenue à la fois une manière habituelle de téléphoner et une petite victoire dans le vaste combat de la neutralité
du Net. @

Jean-Dominique Séval*
Prochaine chronique « 2020 » : La pub en ligne
Depuis 1997, Jean-Dominique Séval est directeur marketing et
commercial de l’Idate. Rapport sur le sujet : « VoIP Mobile » par Soichi
Nakajima et « The Online Content Distribution Market » par Vincent
Bonneau, s’appuyant sur les travaux conduit par Yves Gassot.