Streaming et piratage : le marché mondial de la protection des contenus audiovisuels explose

C’est la face cachée du streaming et des services OTT : la surveillance quasi-systématique d’Internet – via les plateformes vidéo et les applications mobiles – pour traquer les pirates de contenus (films, séries, vidéoclips, retransmissions sportives, …) protégés par le droit d’auteur.

L’industrie des médias et du divertissement mettent de plus en plus sous surveillance Internet pour traquer le piratage de leurs contenus audiovisuels diffusés massivement en ligne, en streaming et/ou sur applications mobiles, lorsque ce n’est pas via des « box ». Il s’agit « de traquer et de neutraliser les hackers du secteur OTT, voleurs de contenus, tels que les sports en direct et les films premium », selon les propres termes du groupe Verimatrix (ex-Inside Secure), basé à Aix-en-Provence et présidé – depuis l’époque du français Inside Secure (ayant pris le nom la société américaine basée à San Diego et rachetée fin 2018) – par Amedeo d’Angelo (photo).

Nagra-Kudelski, Irdeto, Synamedia, Viaccess, …
Verimatrix, un des leaders mondiaux de la cybersécurité et de la protection des contenus, est sur un marché en plein boom, tiré par la diffusion audiovisuelle en streaming et en OTT (services s’appuyant sur les infrastructures existantes d’Internet). C’est un marché discret mais aux outils de détection considérés comme cruciaux par bon nombre de producteurs, des studios d’Hollywood aux plateformes vidéo, en passant par les ayants droit des oeuvres audiovisuelles, cinématographiques ou d’événements sportifs. Verimatrix, qui réalise 90 % de son chiffre d’affaires (lequel dépasse les 90 millions de dollars) dans la protection de contenus numériques et de divertissement, évolue aux côtés de concurrents positionnés eux aussi sur ce marché en plein effervescence de la protection des contenus, notamment vidéo : le suisse Nagra-Kudelski, le néerlandais Irdeto, le britannique Synamedia ou encore le français Viaccess-Orca (filiale d’Orange). A noter que Synamedia avait été racheté en 2012 sous son nom israélien d’origine, NDS Group, par l’américain Cisco, lequel l’a revendu en 2018 au fonds britannique Permira. Synamedia contrôle par ailleurs le français rennais ContentArmor. Le marché mondial de la protection des contenus vidéo est entraîné par la dynamique planétaire de la SVOD (vidéo à la demande par abonnement) et de la TVOD (programmes de télévision à la demande), même s’il ne représente encore qu’une petite partie du gâteau. Le chiffre d’affaires généré par les Verimatrix, Nagra-Kudelski et autres Irdeto est évalué en 2021 à 172 millions de dollars, selon Global Market Estimates (GME) qui s’attend à une hausse de 10 % par an pour dépasser les 277 millions de dollars d’ici 2026. Cette relativement faible croissance a une explication pour GME : « L’augmentation des cyberattaques et des activités de protection de la vie privée dans le secteur du divertissement et des médias stimulent positivement le marché. Cependant, les coûts de déploiement élevés et la cherté des logiciels de protection contre le piratage freinent la croissance du marché ». Pourtant, le marché mondial des services de streaming vidéo (OTT) est, lui, en pleine explosion si l’on en croit les cabinets d’études PwC (PricewaterhouseCoopers) et Omdia (Informa) : plus de 81 milliards de dollars de chiffre d’affaires d’ici 2025, grâce à une croissance annuelle de 10,6 %, contre moins de 50 milliards de dollars en 2020 et environ 55 milliards en 2021 (1). Le terrain est aussi favorable du côté des applications mobiles, au nombre dépassant les 7 millions sur Google Pay et sur App Store d’Apple. Autant de contenus à surveiller pour les détenteurs des droits sur les contenus en tout genre (films, sports, jeux vidéo, etc.). C’est la face cachée de la lutte contre le piratage, une sorte de « contre-espionnage » pour faire référence au nouvel outils développé par Verimatrix : Counterspy. Celui-ci, permettant un « déploiement autonome de solutions antipiratage et de protection des applications », est intégré dans la nouvelle solution Streamkeeper annoncée fin novembre – en phase bêta, avant sa commercialisation fin mars 2022 – pour « permettre aux opérateurs OTT d’offrir aux studios [de production audiovisuelle ou cinématographiques, ndlr] et autres propriétaires de contenu de puissants moyens de contrôle et de protection contre le piratage ». Les opérateurs OTT sont en outre libres de définir la visibilité offerte aux propriétaires de contenus qu’ils diffusent.

Protéger en temps réel Hollywood et le sport
Verimatrix met en garde contre les hackers qui utilisent souvent les CDN (Content Delivery Network) et les logiciels des terminaux, tels que les applications mobiles et les navigateurs web, pour pirater les contenus des diffuseurs de contenus, lesquels sont non seulement diffuseurs OTT, mais aussi câblo-opérateurs, diffuseurs par satellite, opérateurs mobiles, agrégateurs de contenus, et même fabricants de terminaux. « Les outils proposés par Streamkeeper permettent aux opérateurs de lutter contre le piratage à l’aide de puissantes contre-mesures de cybersécurité de niveau militaire, encore jamais mises sur le marché, assure le directeur général de la société aixoise et san diegane, Asaf Ashkenazi. Il s’agit d’une nouvelle solution anti-piratage OTT qui va définitivement révolutionner la lutte contre le piratage menée par les professionnels d’Hollywood et du sport ». Mettre en place un traçage anti-piratage complet et défensif est facilité grâce à la technologie dite « zéro code » pour les opérateurs OTT et les détenteurs de contenus. Surtout, ce nouvel outil de contre-espionnage et de traçage en ligne recourt à une technologie dite de « double télémétrie », au niveau des applications et des utilisateurs, qui permet de « surveiller en temps réel, les nouvelles tentatives de piratage, les falsifications et les vols de contenu ».

Traquer les hackers jusqu’au dark web
Les opérateurs OTT et leurs fournisseurs de contenus peuvent ainsi identifier toutes tentatives de piratage et réagir instantanément pour déjouer la violation du ou des contenus audiovisuels. Et Verimatrix de préciser : « L’utilisation conjointe des solutions éprouvées multi- DRM, fingerprinting/watermarking et de recherche sur dark web pour traquer les contenus piratés de manière innovante permet à Streamkeeper de lutter contre le piratage bien au-delà des alertes et des avis de suppression, et ce grâce à la vérification automatique des alertes et à la visualisation des applications, des appareils et des utilisateurs ayant accès aux contenus autorisés et non autorisés pendant les livestreams ». A noter que le multi-DRM de Verimatrix est non seulement compatible avec toutes les solutions de gestion des droits de propriété intellectuelle – ou Digital Rights Management (DRM) – approuvées par les studios de production, mais aussi en plus enrichi de jetons numériques d’authentification à usage unique, les fameux NFT ou Non-Fungible Tokens (2). Une fois repéré, le pirate présumé peut être interpelé voire stoppé directement au niveau de son terminal connecté ou – de façon « moins agressive » (dixit) – constater la dégradation de la qualité de la diffusion voire recevoir des messages d’avertissement instantanés. « La capacité d’arrêter en temps réel, la diffusion de contenus streaming piratés est un outil incroyablement puissant », affirme Verimatrix. Ces contre-mesures (limitation, ralentissement arrêt) s’accompagnent de « collecte de données filtrées/affinées par intelligence artificielle et par apprentissage automatique ».
Cotée à la bourse de Paris depuis près de dix ans (avec une valorisation modeste de 90 millions d’euros), la société franco-américaine a entamé sa mue vers un modèle par abonnement, en mode SaaS (Software-as-a-Service) et basé sur le cloud, avec l’objectif d’accroître ses revenus récurrents annuel (abonnement et maintenance) : actuellement, ces ARR (Annual Recurring Revenue) représentent 36 % de son chiffre d’affaires ; l’ambition exprimée le 20 octobre dernier par Amedeo d’Angelo est de porter ce ratio à 70 % d’ici 2024. En plus de l’impact négatif de la pandémie du coronavirus, cette transition en cours devrait affecter son chiffre d’affaires de l’année 2021 (attendu à 90 millions de dollars, mais en baisse par rapport aux 94,8 millions de 2020 (3)) ainsi que celui de 2022 (également prévu en baisse par les analystes). Quoi qu’il en soit, le marché mondial de la protection des contenus numériques – sur les réseaux IP de l’Internet, gérés et non gérés (4) – a le vent en poupe – venant aussi bien des grands studios d’Hollywood que des ayants droit de l’audiovisuel, du sport et des médias. L’explosion des usages et du multi-screen (diffusion de contenus en plusieurs formats, débits et résolutions, que cela soit sur smartphones, téléviseurs connectés, tablettes, ordinateurs ou consoles de jeux vidéo), ainsi que l’engouement pour l’ultra-haute définition (4K/UHD) et l’avènement de la 5G capable de transporter des vidéos à très haut débit, sont autant de défis à relever. « Alimentée par la base de données VCAS [Video Content Authority System], Verimatrix Multi-DRM unifie la gestion des droits pour la plupart des DRM et des appareils clients, réduisant les dépenses opérationnelles pour les fournisseurs de services vidéo », assure l’entreprise, qui a généré plus de la moitié de son chiffre d’affaires sur le continent américain, plus d’un tiers en Europe, Afrique et Moyen-Orient, le restant en Asie.
A l’instar de Nagra-Kudelski, de Irdeto ou encore de Synamedia, il s’agit de fournir aux industries culturelles les outils « anti-piratage » pour éviter d’atteindre un manque à gagner dû au piratage vidéo – y compris des événements diffusés en direct – estimé à 12,5 milliards de dollars d’ici 2024. Cela suppose que les plateformes de services vidéo mettent en œuvre des mesures de sécurité plus strictes afin d’identifier les sources du piratage.

Watermarking, cryptage, multi-DRM, etc.
Cela peut passer par des solutions de watermarking, qui revient à appliquer un filigrane numérique ou tatouage digital comme marquage invisible dans le contenu vidéo pour « remonter jusqu’au délinquant et au lieu d’origine » grâce à cet identifiant du contenu piraté. Pour les contenus amenés à être diffusés en streaming ou livestream, ils peuvent être cryptés une bonne fois pour toute pour obtenir un flux protégé de bout en bout, quel que soit le réseau utilisé. Pour la lecture de contenus multimédias, la protection passe par des technologies multi-DRM (ViewRight chez Verimatrix par exemple), utilisant aussi des DRM promus par les GAFAM tel que PlayReady (Microsoft) ou Widevine (Google). Le développement accéléré de l’Internet des objets et des véhicules connectés ouvre aussi de nouvelles perspectives multimédias. @

Charles de Laubier

Chronologie des médias : en attendant la réforme, l’accord « pro-Canal+ » rebat les cartes

Même si Canal+ a conclu un accord triennal, daté du 2 décembre 2021, avec les organisations professionnelles du cinéma français (200 millions d’euros par an, fenêtre s’ouvrant dès 6 mois), cela ne règle en rien la réforme toujours en cours de la chronologie des médias – bien au contraire.

Par Anne-Marie Pecoraro*, avocate associée, UGGC Avocats

La réforme de la chronologie des médias est un maillon de plus à la réforme de l’audiovisuel français en cours. Censé compléter la trilogie règlementaire formée par le décret SMAd (1) applicable depuis le 1er juillet 2021, le projet de décret « Câblesatellite » toujours en cours de consultation publique (2), et le projet de décret TNT en voie de finalisation (3), le texte définitif sur la chronologie des médias tarde néanmoins à paraître et continue d’être au cœur des négociations.

Droit positif et fondements de la réforme
Cette nouvelle chronologie en gestation projette de modifier, notamment dans un sens plus favorable aux SMAd par abonnement, dont les plateformes de vidéos à la demande par abonnement (SVOD), les fenêtres prévoyant des exclusivités de diffusion des œuvres cinématographiques à compter de leur date de sortie en salles. Alors que les pratiques professionnelles d’autres pays se fondent plutôt sur des fenêtres contractuelles d’exclusivité, le système français part du postulat qu’une « diffusion prématurée des films à la télévision pourrait handicaper leur exploitation en salle » (4). Ce faisant, il fixe selon certains critères (audience du film, type de diffuseur et caractère vertueux, … ) un calendrier de répartition des différentes fenêtres d’exclusivité de diffusion des œuvres cinématographiques avec l’objectif de favoriser un financement optimal du film (5), un large accès aux œuvres et le développement de la création cinématographique. Tantôt décrite de « logique défensive », tantôt défendue comme ayant permis à la France d’avoir conservé une industrie cinématographique à l’offre diversifiée (6), la peau neuve de ce dispositif clivant est portée par une ordonnance de 2020 (7) transposant la directive européenne « SMAd » de 2018 (8).
L’actuelle révision des délais de diffusion des œuvres cinématographiques tient compte des réalités du marché. Tant que la réforme se fait attendre, la réglementation applicable aux délais de diffusion des films résulte de la chronologie des médias dont l’accord professionnel avait été signé le 6 septembre 2018 et son avenant le 21 décembre 2018. Ceux-ci (accord et avenant) ont été étendus par arrêté du 25 janvier 2019 à toutes les entreprises de cinéma, SMAd et éditeurs de services de télévisions (9) ; il expire le 10 février 2022. Le droit positif prévoit ainsi un ordre de diffusion des nouvelles œuvres cinématographiques. Celles-ci sont exploitées d’abord par les salles de cinéma, puis successivement les plateformes de VOD à l’acte et DVD, les chaînes de cinéma payantes (Canal+, OCS, …), les SVOD (Netflix, Disney+, Amazon Prime Video, …) et enfin les chaînes de télévision gratuites. Ainsi, ce n’est actuellement en principe qu’au bout de 36 mois que les plateformes de SVOD peuvent diffuser les œuvres cinématographiques, contre 8 mois par principe pour les chaînes de télévision de cinéma payantes ayant conclu un accord avec les organisations professionnelles de cinéma. Sauf cas particuliers : conclusion d’un accord avec les organisations professionnelles du cinéma, diffusion d’œuvres ayant réalisé moins de 100.000 entrées à l’issue de leur premier mois de diffusion en salle, ou engagements au développement de la production d’œuvres cinématographiques.
Signe de ralliement vers le « nouveau paysage » audiovisuel, un rapport présidentiel rappelle que « compte tenu des obligations ambitieuses de financement imposées, notamment aux plateformes étrangères, par la transposition de la directive SMA, l’adaptation de la chronologie des médias apparaît comme un corolaire naturel » (10). La logique est celle de contreparties réciproques. D’une part, le décret SMAd, qui concerne la VOD, la SVOD ou encore la télévision de rattrapage (replay), rend débiteur d’obligations de contribution à la production audiovisuelle et cinématographique française et européenne les désormais incontournables plateformes étrangères. A ce titre, elles doivent y investir entre 20 % et 25 % de leur chiffre d’affaires réalisé sur le territoire français, 20 % au moins de cette somme étant reversés à la filière cinématographique (11).

Si pas d’accord, un décret « tout prêt »
D’autre part, la révision de la chronologie des médias octroie en retour aux plateformes concernées une fenêtre de diffusion nettement rapprochée. A cet effet, l’article 28 de l’ordonnance précitée laisse le soin aux organisations professionnelles et aux éditeurs de services de conclure un nouvel accord professionnel sur la chronologie des médias. A défaut d’accord, le gouvernement intervient par voie de décret. Ce faisant, cette article 8 reprend le principe déjà posé par la directive SMA précédente (celle de 2010), modifiée par la directive SMAd (de 2018), qui prévoyait que « la question des délais spécifiques à chaque type d’exploitation des œuvres cinématographiques doit, en premier lieu, faire l’objet d’accords entre les parties intéressées ou les milieux professionnels concernés » (12). Cet article 8 prévoyait un délai, fixé par décret à six mois, pour parvenir à un accord (13). A défaut, tout en rappelant privilégier la voie des négociations, la ministre de la Culture avait annoncé disposer d’un « texte tout prêt » (14).

Des perspectives et des enjeux délicats
Toujours est-il que si la question de la place à réserver à la vidéo à la demande dans la chronologie des médias n’est pas nouvelle, elle se pose de manière accrue au sortir d’une période noire. Le cinéma, affaibli par les confinements, a vu ses salles se vider à mesure qu’augmentaient tant le nombre de services de SVOD que le nombre de leurs abonnés : le covid-19 a bien entraîné (accompagné ?) une hausse de la consommation de biens culturels dématérialisés.
La nouvelle chronologie des médias très attendue, telle qu’envisagée sur la base de la dernière proposition datée du 19 juillet 2021 du Centre national du cinéma et de l’image animée (CNC), modifie les délais prévus par les accords en vigueur précités. Cette proposition, hypothétique mais officielle (15), laisse inchangés les délais d’exploitation en salles et ceux applicables aux VOD à l’acte et DVD. Les premiers changements envisagés concernent les services de télévision payants de cinéma, dont la première fenêtre s’ouvrirait par principe à 9 mois, contre 8 actuellement, réductible sous conditions (16) à minimum 6 mois. Toutefois, c’est concernant les SMAd par abonnement que l’évolution est la plus remarquable : sous des conditions définies, la fenêtre de diffusion de la SVOD s’ouvrirait par principe à 15 mois, réductible à 12 mois sous conditions, voire moins sans toutefois pouvoir descendre en dessous de 6 mois. Mais le chemin n’est pas sans embûches.
Terrain d’âpres négociations, cette réforme peine à trouver les faveurs de toutes les parties prenantes, en témoigne le retard pris dans son adoption (17). Initialement prévue pour le 31 mars 2021 (18), reportée à juillet pour le Festival de Cannes, puis à la rentrée où elle s’est encore fait attendre, son retard a lui-même été la source de tensions : Netflix, en chef de file des services de SVOD, avait déposé un recours gracieux contre le décret SMAd (19), soulignant être tenue d’une obligation de financement des oeuvres sans le bénéfice promis d’une fenêtre de diffusion rapprochée ; Disney+ aurait de son côté envisagé de « sauter la case cinéma » pour préférer une diffusion immédiate de ses films sur sa plateforme et ainsi s’affranchir des contraintes d’attente, la règlementation de la chronologie des médias ne s’appliquant qu’aux films sortis en salles. Le géant d’Hollywood était en effet opposé à l’idée que les chaînes gratuites puissent avoir une exclusivité de diffusion à 22 mois, tel qu’envisagé, pendant laquelle les plateformes auraient dû stopper, ne serait-ce que temporairement, leur diffusion avant de pouvoir la reprendre. Une décision qui aurait eu des effets considérables, tant pour Disney que pour les diffuseurs.
Quant à au groupe Canal+, partenaire historique du financement du cinéma français, il exigeait que sa fenêtre d’exclusivité courre sur une durée de 9 mois à compter de 3 ou 4 mois après leur sortie, avant que les plateformes de SVOD ne puissent diffuser à leur tour. Ces souhaits s’étaient heurtés à la proposition du CNC du 14 juin 2021, lui offrant une plage moins longue (6 mois), et à celle des organisations du cinéma français – surnommées « BBA » (20) – du 1er juillet 2021 proposant une concurrence frontale avec les plateformes, sans fenêtre de diffusion séparées (21) : « Si nos principaux avantages en matière de cinéma sont remis en question, il n’y aura plus de raison pour notre groupe d’investir autant dans ce domaine », avait rétorqué le patron de la chaîne cryptée (22). Le financeur historique du cinéma français ne souhaitait plus assumer à lui seul une part si substantielle du budget annuel de la production cinématographique française sans pouvoir continuer à bénéficier d’une avance conséquente et d’une fenêtre de diffusion suffisante par rapport à ses concurrents. Un accord en date du 2 décembre 2021, conclu entre Canal+ et les organisations professionnelles du cinéma, rebat toutefois les cartes. Moyennant un investissement forfaitaire de plus de 200 millions d’euros par an pendant trois ans, Canal+ verrait sa fenêtre pour les films qu’il finance s’ouvrir dès 6 mois, ce pour une période d’exclusivité minimale de 9 mois – repoussant celle des plateformes de SVOD à 15 mois minimum, pour « les tenir à l’écart ».

Face aux plateformes, Canal+ inflexible
Reste que la proposition doit encore convaincre ces plateformes de SVOD, lesquelles avaient précédemment annoncé ne pas se contenter d’un tel délai. Or Canal+, inflexible, annonce qu’en cas de délai inférieur, elle réduira son engagement de 30 à 50 millions par an. Aussi faudra-til convaincre les chaînes gratuites, dont Canal+ refuse qu’elles puissent diffuser simultanément dix films gratuits en replay. Roch-Olivier Maistre, président du CSA (et bientôt de l’Arcom), disait de la réforme de la chronologie des médias qu’elle doit « préserver les acteurs traditionnels, en particulier les salles de cinéma et les acteurs de la télévision payant et gratuite, tout en améliorant la situation des plateformes de vidéo à la demande par abonnement » (23). Question d’équilibre, donc. Mais ce nouvel équilibre conviendra-t-il à tous ? @

* Anne-Marie Pecoraro est avocate spécialisée en droit de la
propriété intellectuelle, des marques, des nouvelles
technologies et de l’exploitation des données personnelles.

La chronologie des médias et le fonds de soutien

En fait. Le 5 novembre, le CNC a adopté la mise en place d’un fonds « temporaire » pour « soutenir la production d’œuvres audiovisuelles destinées » aux plateformes de VOD/SVOD. Avant, le 3 novembre, Roselyne Bachelot a rappelé la date butoir du 10 février 2022 pour la chronologie des médias.

En clair. Le 7e Art français au sens large – le cinéma et l’audiovisuel – doivent maintenant donner plus de place aux plateformes de vidéo à la demande par abonnement (SVOD) que sont Netflix, Amazon Prime Video ou encore Disney+. Alors que les discussions et les points de blocage se poursuivent laborieusement autour de la prochaine chronologie des médias, afin de mieux prendre en compte les plateformes de SVOD dans les fenêtres de diffusion des films et dans l’écosystème du financement des films et séries, la ministre de la Culture Roselyne Bachelot a rappelé qu’il restait moins de trois mois pour trouver un accord : « La discussion doit désormais s’acheminer vers son terme (…). L’arrêté qui “étend” la chronologie des médias actuelle aux non-signataires de celle-ci, au premier chef les plateformes, expire le 10 février 2022. Nous ne pouvons venir buter sur cette échéance. Il nous faut impérativement disposer, avant cette date, d’une chronologie modernisée », a-t-il prévenu en clôture des rencontres cinématographiques de l’ARP, le 3 novembre dernier. Cet arrêté signé par Franck Riester (le prédécesseur rue de Valois) a été publié au J.O. le 10 février 2019 et prévoit que l’actuelle chronologie des médias – signée par les professionnels du secteur en septembre et décembre 2018 – est valable « pour une durée de trois ans » (1). Et cette échéance arrive à grand pas, alors les négociations patinent autour de la dernière proposition en date du CNC, celle du 19 juillet dernier (2). Celle-ci prévoit que les Netflix, Amazon Prime Video et autres Disney+ pourraient diffuser de nouveaux films 15 mois après leur sortie en salle de cinéma en France (au lieu de 36 mois actuellement), et même à 12 mois – sous réserve de payer la taxe « TSV » au CNC (3) – voire jusqu’à 6 mois s’ils contribuent au prix fort du décret SMAd (entré en vigueur le 1er juillet) et en cas d’accord avec le cinéma français. La chaîne cryptée Canal+ y est opposé. Sans attendre l’issue du bras de fer autour de la chronologie du cinéma, le CNC a pris les devants pour intégrer les plateformes de SVOD étrangères – soumises aux obligations « SMAd » de financement de films et séries – dans le soutien à la production audiovisuelle. Et ce, en décidant le 5 novembre d’ouvrir jusqu’au 30 avril 2022 un « fonds sélectif plateforme » dit FSP (4). Les œuvres éligibles seront retenues le 5 décembre par le CNC. @

A défaut de grande réforme du quinquennat, le paysage audiovisuel français (PAF) entame sa mue

Alors que plus de soixante sénateurs ont saisi le 30 septembre 2021 le Conseil constitutionnel sur le projet de loi « Anti-piratage », adopté définitivement la veille par l’Assemblée nationale, la grande réforme de l’audiovisuel du quinquennat n’a pas eu lieu. Mais le gouvernement y est allé par touches.

Par Charles Bouffier, avocat counsel, et Cen Zhang, avocat, August Debouzy*

La réforme de l’audiovisuel, envisagée par le président de la République comme une des réformes majeures de son quinquennat, a fait preuve de résilience et d’adaptation pour surmonter la crise sanitaire et les bouleversements de l’agenda parlementaire qu’elle a engendrés. En effet, le gouvernement s’est adapté aux contraintes conjoncturelles. Et ce, après que l’examen de l’ambitieux projet de loi sur la régulation de l’audiovisuel à l’ère du numérique, qui promettait une modification profonde du paysage audiovisuel et numérique français, ait été interrompu dès le 5 mars 2020.

Le financement du cinéma français
Le gouvernement a entrepris de mener cette réforme de manière progressive, l’abordant sous différents angles et par le biais de plusieurs textes législatifs et règlementaires. La réforme de l’audiovisuel public, initialement envisagée, a été distraite de cet ensemble. Résultat : le 29 septembre 2021, un pilier majeur de la réforme de l’audiovisuel – le projet de loi sur « la régulation et la protection de l’accès aux œuvres culturelles à l’ère numérique » a définitivement été adopté à l’Assemblée nationale après son adoption au Sénat. Le vote de ce texte « Anti-piratage », qu’examine actuellement le Conseil constitutionnel saisi le lendemain par plus de soixante sénateurs, est l’occasion de dresser un panorama synthétique des dispositions phares de la réforme de l’audiovisuel et des prochaines étapes, qui cristallisent l’attention des professionnels du secteur et ont vocation à refaçonner le paysage audiovisuel français (PAF).
• Le décret SMAd. Les services de médias audiovisuels à la demande (SMAd) regroupent les services de vidéos à la demande par abonnement (SVOD), payants à l’acte ou gratuits, et les services de télévision de rattrapage (replay). Les SMAd – en particulier ceux établis à l’étranger, y compris dans un autre Etat membre de l’Union européenne – ont longtemps échappé à la réglementation française sur les services de médias audiovisuels, notamment en matière d’obligation de contribution financière à la production des œuvres ou de publicité. Comme la directive européenne « SMA » du 14 novembre 2018 l’a rendu possible, le décret SMAd (1) transposant cette directive vise à étendre la réglementation des services de médias audiovisuels aux SMAd, y compris aux services étrangers dès lors qu’ils visent la France. Entré en vigueur le 1er juillet 2021, il prévoit que les SMAd établis en France, dont le chiffre d’affaires annuel est supérieur à 1 million d’euros, doivent conclure une convention avec le Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA) précisant leurs obligations, notamment en matière de contribution au financement des œuvres (2). Pour ceux qui ne sont pas établis en France mais qui visent le territoire français, ils peuvent aussi conclure cette convention avec le régulateur. A défaut, ils communiquent à celui-ci les informations relatives à leur activité en France (3).
Concernant les plateformes de SVOD dont le chiffre d’affaires annuel est supérieur à 5 millions d’euros et la part d’audience supérieure à 0,5 %, elle doivent en consacrer entre 20 % et 25 % au financement de la production d’œuvres cinématographiques et audiovisuelles européennes ou d’expression originale française (4), dont une part importante à la production indépendante (5). Cette obligation de contribution au financement pèse également sur certains services de télévision de rattrapage et sur les services payants à l’acte (SVOD à l’acte) et gratuits (6). Quant aux plateformes de SMAd dont le chiffre d’affaires annuel est supérieur à 1 million d’euros et la part d’audience supérieure à 0,1 %, elles ont l’obligation d’inclure dans leur catalogue de films et d’œuvres audiovisuelles au moins 60 % d’œuvres européennes et 40 % d’œuvres françaises, tout en mettant en valeur ces œuvres (7). Enfin, le décret prévoit des dispositions ayant trait à la publicité, au téléachat et au parrainage applicables aux SMAd (8).

Meilleures fenêtres pour la SVOD
• L’accord attendu sur la chronologie des médias.
Les fenêtres de diffusion successives sont convenues entre les professionnels du secteur et les éditeurs des services de médias. Elles sont rendues obligatoires en application du code du cinéma et de l’image animée définissant les délais à respecter pour l’exploitation d’un film sur différents supports après sa sortie en salle. L’ordonnance du 21 décembre 2020 a confirmé la volonté du gouvernement d’adapter la chronologie des médias pour répondre à l’évolution des modes de consommation des œuvres, en particulier de la VOD/SVOD (9). Cette adaptation constitue en outre une demande forte des SMAd, que ceux-ci estiment justifiée par les nouvelles obligations financières auxquelles ils sont assujettis. Par un décret du 26 janvier 2021, le gouvernement avait fixé le délai alloué aux professionnels du secteur pour trouver un nouvel accord sur la chronologie des médias (10) – à savoir au 31 mars 2021. Ce délai a été largement dépassé, les professionnels du secteur n‘étant toujours pas parvenus à un accord sur la nouvelle chronologie applicable.

Blocages sur la proposition du CNC
En l’état, proposé par le Centre national du cinéma et de l’image animée (CNC) le 19 juillet 2021 mais suscitant encore des résistances, le dernier projet d’accord en cours de discussion prévoit notamment : pour les services de télévision payants de cinéma (Canal+, OCS) respectant certaines conditions (accord avec les organisations professionnelles du cinéma, engagements financiers et de diffusion, versement des taxes au CNC, convention avec le CSA, …), une première fenêtre d’exploitation entre 6 et 9 mois à compter de la sortie en salle ; pour les plateformes de SVOD, par défaut, une fenêtre d’exploitation à 15 mois, ou une fenêtre d’exploitation plus courte à 12 mois (sous réserve du versement des taxes), pouvant être réduite jusqu’à 6 mois (11).
• Le Projet de loi « Anti-piratage ». Le projet de loi sur « la régulation et la protection de l’accès aux œuvres culturelles à l’ère numérique » (12), adopté définitivement le 29 septembre 2021, crée un nouveau régulateur en charge de l’audiovisuel et du numérique, tout en étoffant l’arsenal juridique contre le piratage des programmes audiovisuels, culturels et sportifs sur internet. Le Conseil constitutionnel a été saisi par soixante sénateurs, qui contestent notamment le mécanisme de sanction en cas de non-respect des obligations d’investissement dans la création audiovisuelle et cinématographique.
La principale réforme est la création de l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom), issue de la fusion à venir entre le CSA et l’Hadopi. Sa compétence élargie en matière de contenus audiovisuels et numériques portera sur : la protection des œuvres, la sensibilisation du public contre le piratage, l’encouragement au développement de l’offre légale, la régulation et la veille dans le domaine des mesures techniques de protection et d’identification des œuvres protégée, la protection des mineures, et la lutte contre les discours de haine en ligne et la désinformation. Outre les pouvoirs réglementaires et de sanction des deux autorités préexistantes, l’Arcom sera dotée de nouveaux pouvoirs de régulation, notamment de conciliation en cas de litige ou des pouvoirs d’enquête. Trois mécanismes majeurs viennent renforcer la lutte contre le piratage des œuvres :
• la « liste noire » des sites contrefaisants que l’Arcom pourra rendre publique, définie comme la liste des sites « portant atteinte, de manière grave et répétée, aux droits d’auteurs ou aux droits voisins », tandis que les annonceurs devront rendre publique, au moins une fois par an, l’existence de relations avec de tels sites ;
• le déréférencement des sites miroirs, l’Arcom pouvant se prévaloir d’une décision judiciaire pour demander d’empêcher l’accès à un site miroir ou de faire cesser le référencement du site concerné ;
• la lutte contre la « retransmission illicite des manifestations et compétitions sportives » (le « live streaming »), en procédure accélérée au fond ou en référé. Le projet de loi « Anti-piratage » vise également à protéger l’accès au patrimoine cinématographique français, en instaurant un régime de notification préalable, auprès du ministère de la Culture, des cessions envisagées de catalogues d’œuvres cinématographiques et audiovisuelles français. Le non-respect de cette obligation pourra entraîner une sanction pécuniaire dont le montant est proportionnel à la valeur des œuvres concernées.
• Les projets de décrets « TNT » et « Câble-satellite ». En cette fin de quinquennat, le gouvernement se penche en particulier sur la modernisation du régime applicable aux services de télévision diffusés par voie hertzienne (TNT) et des éditeurs de services de télévision distribués par les réseaux n’utilisant pas les fréquences assignées par le CSA. D’une part, le projet de décret TNT proposé par le ministère de la Culture (13) vise à moderniser le régime applicable aux éditeurs de services de télévision nationaux, en vue de réaliser un rééquilibrage de leurs droits et obligations, afin de tenir compte de la concurrence exercée par les services non linéaires (notamment les SMAd) et les acteurs extranationaux. Le projet de décret propose d’assouplir les obligations des services de télévision nationaux par une baisse de la part de production indépendante, un meilleur accès à la coproduction, et un élargissement du mandat de commercialisation des œuvres.

Décrets « TNT » et « Câble-Satellite » en vue
D’autre part, le nouveau décret « Câble-satellite » se substituera au décret « Câble-satellite » de 2010 et définit les obligations des éditeurs de services de télévision ou de radio diffusés via câble et satellite. Les chaînes seront notamment tenues de financer davantage la production française et européenne. Une nouvelle monture du texte est attendue, après la consultation publique en juillet 2021 (14). @

* Les auteurs remercient Myriam Souanef,
élève avocate, pour la qualité de ses recherches
et sa contribution à la rédaction de cet article.

Les plateformes font de l’ombre aux salles obscures

En fait. Du 23 au 26 août, aux Etats-Unis, s’est tenu à Las Vegas le festival annuel CinemaCon organisé par la National Association of Theatre Owners (NATO), l’équivalent (toutes proportions gardées) de la Fédération nationale des cinémas français (FNCF). Au cœur des débats : chronologie des médias et simultanéité.

En clair. Comme la France (1), les Etats-Unis s’interrogent sur la chronologie des médias. Le CinemaCon, qui réunit chaque année le tout-Hollywood (2), n’y a pas échappé. L’absence de Disney, dont les blockbusters sont pourtant très attendus par les salles de cinéma américaines, était au centre des débats. La major d’Hollywood a froissé – pour ne pas dire fâché – les exploitants de « theatres » (35.000 grands écrans aux Etats- Unis) en sortant de grosses productions (« Cruella », « Jungle Cruise », « Black Widow », …) directement sur sa plateforme de streaming Disney+. Les salles obscures ont dû se contenter de « Free Guy » ou de « Shang-Chi ». Autre major, Warner Bros a voulu aussi diffuser ses nouveaux films sur sa plateforme en ligne HBO Max. Mais face au tollé des exploitants de salles de cinéma, la filiale de WarnerMedia (AT&T) a finalement accordé des exclusivités de 45 jours pour 2022.
La montée en charge des plateformes de SVOD aux Etats-Unis – comme en Europe – bouscule les salles obscures, déjà impactées depuis 2020 par les confinements et les couvre-feux. La concurrence online, elle, s’exacerbe entre les plateformes des majors (Disney+, HBO Max, Paramount+, …) et celles des géants du numérique (Netflix, Amazon Prime Video, Apple TV+, …). Amazon, qui brillait aussi par son absence au CinemaCon, attend le feu vert antitrust afin de s’emparer des studios hollywoodiens MGN (3) pour plus de 8,4 milliards de dollars. MGN a coproduit avec les studios britanniques EON Productions le dernier James Bond, « Mourir peut attendre », mais présenté au CinemaCon comme étant destiné en priorité aux salles de cinéma : «Ouf ! », soufflent-t-elles. Seule major à ne pas avoir sa plateforme de SVOD, Sony Pictures a présenté les bandesannonces de films promis aux grands écrans (« Spider-Man: No Way Home », « Ghostbusters: Afterlife », « Bullet Train », «Morbius » ou encore « A Journal for Jordan »).
Le CinemaCon a aussi été l’occasion de tirer à boulet rouge sur les sorties simultanées en salles et en VOD (Day-and-Date ou D&D), le Wall Street Journal affirmant le 24 août que cela favorisait le piratage de films tels que « The Suicide Squad », « Godzilla vs. Kong », « Jungle Cruise », ou « Black Widow ». La star Scarlett Johansson a même déposé plainte le 29 juillet dernier contre Disney qui a décidé de diffuser en même temps « Black Widow » en streaming et en salles. @