Joe Biden (78 ans), 46e président des Etats-Unis, pourrait être celui qui mettra au pas les GAFA

Donald Trump est mort, vive Joe Biden ! A 78 ans, l’ancien vice-président de Barack Obama (2009-2017) et ancien sénateur du Delaware (1973-2009) a été investi 46e président des Etats-Unis le 20 janvier. Membre du Parti démocrate depuis 1969, Joseph Robinette Biden Junior est attendu au tournant par les Big Tech et la Silicon Valley.

Joe Biden (photo) et Kamala Harris ont donc prêté serment le 20 janvier 2021 en tant que respectivement président et vice-présidente des Etats-Unis. Battu de justesse et ayant eu du mal à admettre sa défaite, Donald Trump a boudé la cérémonie. Maintenant, la fête est finie et le 46e président des Etats-Unis se retrouve avec une pile de dossiers à traiter dans le Bureau ovale de la Maison-Blanche, sa résidence officielle jusqu’en janvier 2025 – son mandat étant de quatre ans, sauf décès ou destitution, renouvelable une fois. Située plutôt en haut de la pile des urgences se trouve la régulation de l’Internet, tant les problèmes se sont accumulés sous l’administration Trump : les enquêtes antitrust lancées à l’encontre des GAFA menacés de démantèlement pour en finir avec les abus de positions dominantes dans l’économie numérique et le e-commerce ; la protection des données personnelles en ligne et de la vie privée numérique, notamment mises à mal par les réseaux sociaux ; l’explosion des contenus controversés voire illicites sur Internet tels que publicités politiques, cyberhaine, cyberviolence ou encore désinformation ; la liste noire d’une dizaine d’entreprises technologiques chinoises devenues indésirables aux yeux de son prédécesseur sur le sol américain ; l’augmentation envisagée des droits de douanes sur des produits provenant des pays, dont la France, instaurant des taxes « GAFA ».

Biden et Trump, bonnet blanc et blanc bonnet ?
Ainsi, Joe Biden hérite d’au moins une demi-douzaine de problématiques digitales qui marqueront son mandat présidentiel. Ce à quoi s’ajoutent d’autres préoccupations des Big Tech depuis l’administration Trump : les décrets limitant les visas américains pour les salariés étrangers diplômés qui souhaiteraient travailler aux Etats-Unis, Silicon Valley comprise ; la neutralité de l’Internet annulée en 2018 par la FCC (1), laquelle décision fut confortée par un jugement mais laissant le dernier mot aux Etats fédérés (2) (*) (**). Plus globalement, le président démocrate est réputé plus favorable au renforcement du pouvoir fédéral, voire à un renforcement des lois antitrust que l’ancien président républicain. Ce dernier aspirait à moins de réglementation. Biden rime avec « plus de concurrence ». Alors que Trump rimait plus avec « positions dominantes ». Mais que l’on ne s’y trompe pas : Biden pourrait faire vis-à-vis des Big Tech dans le « Je t’aime… moi non plus » (3), et même nommer un « Monsieur antitrust » à la Maison-Blanche (4). De nombreuses Big Tech ont d’emblée misé sur le nouveau président en cofinançant ses cérémonies d’investiture, la plupart virtualisée en raison des risques de pandémie et d’émeutes. Le comité d’organisation mentionne comme donateurs : Google (Alphabet), Amazon, Microsoft, Verizon, Comcast (maison mère de NBC Universal), Qualcomm, Uber ou encore Yelp, ainsi que parmi les quelque 5.000 supporteurs Boeing. Mais qui trop embrasse mal étreint…

Antitrust, ePrivacy, data, fake news, …
La nouvelle administration « Biden » a maintenant les coudées franches pour légiférer autour d’Internet et du e-commerce dans la mesure où les démocrates américains ont la majorité à la Chambre des représentants et au Sénat.
Sur le front « antitrust », les GAFA ne s’attendent à aucun revirement politique à leur égard. Les enquêtes lancées l’an dernier par le pouvoir fédéral américain – notamment du ministère de la Justice, ou DoJ (5) – vont se poursuivre sous la houlette de son nouveau ministre, Merrick Garland, dans le but d’essayer de mettre un terme aux pratiques anticoncurrentielles des géants du numérique surnommés les « winner-take-all ». Google (Alphabet) répond déjà devant la justice américaine depuis octobre dernier à propos de son moteur de recherche monopolistique (6). Le DoJ pourrait demander aussi des comptes à Apple, contesté pour ses pratiques sur son écosystème App Store, ainsi qu’à Facebook. Le réseau social de Mark Zuckerberg est déjà dans le collimateur du gendarme américain de la concurrence, la FTC (7), laquelle se mord les doigts d’avoir laissé Facebook racheter en 2012 Instagram et en 2014 WhatsApp (8) Les auteurs parlementaires du rapport du groupe spécial antitrust de la commission des Affaires judiciaires de la Chambre des représentants des Etats-Unis, publié le 6 octobre dernier (9), a appelé le Congrès américain à légiférer rapidement, sans attendre des années de procès. Depuis ce pavé dans la mare des GAFA, des Etats américains se sont coalisés pour poursuivre en justice Google et Facebook (10).
Sur le front « ePrivacy », les Etats-Unis ont pris conscience de l’importance de la protection des données personnelles en ligne et de la vie privée numérique, notamment mises à mal par Facebook avec l’affaire retentissante « Cambridge Analytica » qui a valu à la firme de « Zuck » 5milliards de dollars d’amende infligés en juillet 2019 par la FTC. Ce scandale avait porté sur l’utilisation illégale de 50 millions de comptes de Facebook aux Etats-Unis pour influencer en 2016 l’élection présidentielle américaine (11). Joe Biden pourrait s’inspirer du règlement européen sur la protection des données (RGPD), en vigueur depuis mai 2018, pour pousser une loi fédérale de même portée, alors que le « California Consumer Privacy Act » l’est depuis juin de la même année. La vice-présidente des Etats- Unis, Kamala Harris (première femme et première noire à occuper ce poste), pourrait accélérer dans cette voie, elle qui fut sénatrice et procureure de Californie, la Mecque des Big Tech et des start-up. Elle est même proche familialement du directeur juridique d’Uber. Mais Washington et Silicon Valley ne font pas bon ménage sur cette question.
Sur le front « fake news », la question de la régulation de l’Internet se pose d’autant plus que la cyberhaine déversée lors de la dernière campagne présidentielle, suivie des émeutes mortelles des partisans de Donald Trump le 6 janvier au Capitole, a laissé des traces profondes dans l’opinion américaine et internationale.
Les publicités politiques financées, puis interdites, sur les réseaux sociaux et la guerre de la désinformation (fake news) ont porté atteinte aux valeurs démocratiques. Joe Biden a déjà fait savoir qu’il allait réviser la section 230 du « Communications Decency Act » de 1996, lequel accorde une « immunité » judiciaire aux plateformes numériques quant aux contenus mis en ligne par leurs utilisateurs. Mais ce bouclier (12) est aujourd’hui contesté car les médias sociaux ne sont plus seulement hébergeurs. Facebook, Twitter et autres Google ont joué tant bien que mal les « modérateurs », supprimant des contenus qui n’auraient pas dû l’être, ou inversement avec la cyberviolence ou des contenus d’extrême droite ou complotistes.

… Huawei, TikTok, Xiaomi, taxes GAFA
Sur le front « Chine », une dizaine d’entreprises technologiques chinoises – à commencer par Huwei, le numéro un mondial des réseaux 5G, mais aussi ZTE – ont été placées sur une liste noire, accusées sans preuve de cyberespionnage et d’atteinte à la sécurité nationale du pays, le tout sur fond de bras de fer commercial sinoétatsunien. L’été dernier, Donald Trump avait signé des « Executive Order » pour interdire TikTok et WeChat aux Etats-Unis, sauf à être cédées par leur maison mère respectives, ByteDance et Tencent. A six jours de la fin du mandat, l’ancien président Trump a rajouté Xiaomi, devenu troisième fabricant mondial de smartphones devant Apple, à sa liste des chinois indésirables. Joe Biden, lui, enterra-t-il la hache de guerre pour fumer le calumet de la paix avec la Chine ?
Sur le front « taxe GAFA », la taxe que Paris a appliquée en 2019 aux grandes plateformes numériques – d’où son surnom de « taxe GAFA » – avait amené les Etats-Unis à envisager des représailles via une hausse des droits de douanes sur certains produits français. Or le 8 janvier dernier, le gouvernement fédéral américain a suspendu ce projet, le temps d’examiner les taxes GAFA similaires dans une dizaine d’autres pays (Grande-Bretagne, Italie, Inde, …). La future secrétaire au Trésor américain, Janet Yellen, s’est dite le 19 janvier plutôt favorable à une telle taxe pour « percevoir une juste part » des géants du Net. Avec Joe Biden, les Etats-Unis changent de pied. @

Charles de Laubier

Zero-rating ou « trafic gratuit » : les opérateurs mobiles n’ont pas le droit de favoriser des applications

Le « zero-rating » pratiqué depuis des années par certains opérateurs mobiles, pour discriminer les applications, est illégal. C’est ce que proclame la justice européenne dans un arrêt du 15 septembre 2020, qui invalide ce « tarif nul » contraire à la neutralité du Net.

Le groupe de Mark Zuckerberg profite pleinement du zero-rating pour ses applications mobile Facebook, Messenger, Instagram et WhatsApp. Mais aussi Twitter et Viber dans la catégorie réseaux sociaux et messageries instantanées. Les applications de streaming sur smartphone en raffolent aussi, parmi lesquelles Apple Music, Deezer, Spotify ou encore Tidal. Tous ces acteurs du Net bénéficient d’un traitement de faveur dans le cadre d’un accord de « partenariat » avec certains opérateurs mobiles dans le monde.

La pratique « trafic gratuit » a dix ans
Le problème est que ces contenus « partenaires » ne sont pas décomptés du forfait de données mobile proposés par les opérateurs mobiles concernés, tels que l’opérateur télécoms norvégien Telenor qui a été épinglé en Hongrie pour ces pratiques par la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) dans un arrêt rendu le 15 septembre (1) (*) (**). Autrement dit, si ces applications-là sont gratuites même lorsque le forfait de données mobile est épuisé, les autres applications concurrentes restent, elles, bien payantes. En conséquence, avec le zero-rating, les données téléchargées par certaines applications ou services ne sont pas comptabilisées dans l’abonnement mobile de l’utilisateur, favorisant ainsi certains éditeurs au détriment d’autres. Ce favoritisme applicatif est connu depuis près de dix ans, mais les régulateurs n’ont rien fait.
Les opérateurs télécoms et les acteurs du Net ont commencé à proposer du zero-rating dans des pays émergents au prétexte de lutter contre la fracture numérique. C’est en partant avec de bonnes intentions que la cyberencyclopédie mondiale Wikipedia a été proposée dès 2012 dans une offre « zéro » afin d’en donner gratuitement l’accès au plus grand nombre de détenteurs de forfaits mobiles. Avec « free basics », Facebook avait lancé début 2016 pour les populations démunies en Inde un bouquet de services web de type « all-inclusive » comprenant sans supplément Wikipedia, là encore, la BBC et le moteur de recherche Bing de Microsoft. Il fallait faire partie de ces quelques applications et sites web triés sur le volet pour être accessible, sinon les autres contenus n’étaient pas disponibles ou en options payantes. Mais le deuxième pays le plus peuplé de la planète ne l’a pas entendu de cette oreille : le gendarme indien des télécoms n’avait pas apprécié cette discrimination violant délibérément la neutralité de l’Internet. En février 2016, le gouvernement de New Delhi a interdit au réseau social américain et à tout fournisseur d’accès à Internet présents sur le sous-continent indien de pratiquer des tarifs différenciés en fonction des services et contenus offerts. La France n’a pas échappé à cet appel du « trafic gratuit » (2) – traduction proposée début 2020 par la Commission d’enrichissement de la langue française – mais sans trop s’y aventurer. Jusqu’en octobre 2014, Orange le pratiquait avec la plateforme française de musique en ligne Deezer, dont l’opérateur historique est actionnaire minoritaire (3), le streaming étant alors compris dans certains de ses forfaits mobiles (4). Si les opérateurs mobiles français n’ont pas été vraiment « zéros », c’est notamment parce que l’Autorité de la concurrence les mettait sous surveillance. « Le débat autour de l’interdiction du zero-rating consiste à étendre le principe de neutralité des réseaux, qui porte sur la qualité d’acheminement du trafic, en lui adjoignant un principe de neutralité commerciale envers le consommateur final », avait déclaré en 2016 son président d’alors, Bruno Lasserre, dans Le Monde (5). L’association de consommateurs UFCQue choisir avait clairement exprimé son hostilité envers le « trafic gratuit » : « Nous sommes réticents à la sacralisation du zero-ratingqui, par définition, pousse les consommateurs de smartphones à s’orienter vers un service – généralement le leader capable de payer le plus – au détriment de ses concurrents, au risque de les faire disparaître », avait mis en garde Antoine Autier, devenu son responsable adjoint du service des études.

L’Orece n’avait rien trouvé à redire
Bien que le règlement européen « Internet ouvert » – alias neutralité de l’Internet – ait été adopté par les eurodéputés le 25 novembre 2015 (entré en vigueur le 30 avril 2016), le zero-rating a continué de prospérer dans les Vingt-huit (aujourd’hui Vingt-sept). Telenor en Hongrie, avec ses deux offres groupées « MyChat » et « MyMusic », est un exemple parmi d’autres. L’Organe des régulateurs européens des communications électroniques (Orece, en anglais Berec) a, lui, été attentiste dans son approche. A l’issue d’une consultation publique menée sur le sujet il y a quatre ans, il n’avait pas jugé bon de proposer d’interdire le zero-rating. C’est même tout juste s’il ne l’encourageait pas, préférant regarder « au cas par cas » (6). @

Charles de Laubier

La neutralité de l’Internet se retrouve prise en étau entre le coronavirus et le gouvernement

C’est la double peine pour les Français : non seulement ils doivent s’en tenir à un confinement de plus en plus stricte chez eux, mais en plus le gouvernement, les opérateurs télécoms et – priées d’obtempérer – les acteurs du Net réduisent la bande passante de leurs plateformes de divertissement.

L’exception culturelle française a encore frappée ! Disney+, la plateforme de SVOD de la Walt Disney Company, a bien été lancée le 24 mars dernier dans sept pays supplémentaires, tous en Europe : Royaume- Uni, Irlande, Allemagne, Espagne, Italie, Autriche et Suisse. La France devait en être, mais le gouvernement français – faisant sienne une suggestion que lui a faite Stéphane Richard, le PDG d’Orange – a exigé de Disney qu’il reporte de quinze jours, au 7 avril, le lancement sur l’Hexagone de son nouveau service. C’est le seul pays européen à avoir imposé ce décalage.

L’excès de pouvoir de la France envers Disney
« La France est le seul pays à reporter son lancement au 7 avril Les autres pays ont maintenu leur lancement le 24 mars », a confirmé à Edition Multimédi@ Nathalie Dray, directrice de la communication au sein de la filiale française de la Walt Disney Company. Nous avons voulu savoir pourquoi La France était le seul pays des huit prévus à avoir obtenu de Kevin Mayer, président de l’activité direct-toconsumer & international du groupe Disney, l’annulation du lancement de Disney+ prévu comme dans les sept autres pays européens le 24 mars. Mais aucune réponse ne nous a été apportée, ni de Paris ni de Los Angeles. « Encore un peu de patience pour nos fans français, notre service de streaming Disney+ arrive bientôt… mais à la demande du gouvernement français, nous avons convenu de reporter le lancement jusqu’au mardi 7 avril 2020 », a déclaré Kevin Mayer le samedi 21 mars en fin de journée (1).
Pour Edition Multimédi@, cette décision surprise tombait mal puisque nous avions consacré notre précédente Une à la stratégie de la major d’Hollywood en prévision du lancement de Disney+ le 24 mars (2). Le lendemain, le dimanche 22 mars, le gouvernement français – par les voix du secrétaire d’Etat au Numérique, Cédric O, et du ministre de la Culture, Franck Riester – a tenu à « salue[r] les mesures prises par les grands fournisseurs de contenus sur Internet pour préserver le bon fonctionnement des réseaux de télécommunication », et en particulier Disney pour avoir « décidé » le report en France du lancement de Disney+. Mais le communiqué du gouvernement (3) a omis de préciser que ce décalage de 15 jours avait été obtenu à sa demande express… Comment expliquer que la France soit le seul des huit pays concernés par le lancement de Disney+ le 24 mars qui ait exigé un tel report ? Est-ce le PDG d’Orange – dont l’Etat est actionnaire à 23 % –, qui a eu l’oreille du ministre de l’Economie et des Finances, Bruno Le Maire (photo de droite), et l’a convaincu d’intervenir directement auprès de la direction de Disney ? Les propos de Stéphane Richard dans Le Figaro, dans une interview publiée – à point nommé – sur le site web de ce quotidien le vendredi 20 mars, soit la veille de l’annonce du report par Disney, ont préparé les esprits à l’annulation de la date du 24 mars pour le lancement de Disney+ en France : « Le mode de distribution de Disney n’est pas contrôlé par les opérateurs [télécoms]. Le lancement de Disney va être en OTT, sans aucun contrôle de notre part. J’en ai parlé aux autorités, j’ai saisi Bercy et l’Autorité des télécoms (Arcep). Peut-être qu’un report de quelques semaines du lancement de Disney + serait opportun » (4). Le gouvernement français a donc accédé à la demande du président de l’opérateurs télécoms historique. La major américaine n’a eu d’autre choix que de s’exécuter – sauf à créer un incident diplomatique avec l’Etat français ! C’est sans précédent. La raison invoquée par le patron d’Orange – sur le fait que Disney+ est un service dit Over-the-Top (OTT) passant par définition via Internet sans dépendre d’un opérateur de réseau particulier – est surtout une manière opportune de rappeler la question sensible des rapports entre les opérateurs télécoms et les acteurs du Net. Selon les « telcos », ces dernières empruntent des réseaux haut débit voire très haut débit sans contribuer suffisamment à leurs yeux aux investissements. Alors que de l’aveu même de Stéphane Richard le 20 mars sur RTL, « les réseaux peuvent tenir ». L’Arcep, sollicitée elle aussi par le patron d’Orange, n’a trouvé rien à redire à cette « régulation gouvernementale », notamment lorsque son président Sébastien Soriano accorde une interview au site web de France Inter le 21 mars (5).

Les telcos tentés de « brider » les OTT
SFR, dont le secrétaire général Arthur Dreyfuss (6) est en outre l’actuel président de la FFTélécoms, est sur la même longueur d’onde qu’Orange. « Les opérateurs télécoms ont demandé à Bercy de discuter avec Disney+ pour différer ce lancement », a expliqué Grégory Rabuel, le directeur général de SFR, dans une interview parue dans Les Echos le 22 mars (7). A la question « Du coup, seriez-vous prêt à brider le débit de Disney+ pour éviter la panne ? ». Sa réponse est on peut plus claire : « Si nous devions prendre des mesures en ce sens, nous ne nous les interdirions évidemment pas, et ce, dans le respect des règles en vigueur. SFR discute chaque jour avec Bercy et l’Arcep de cette hypothèse ». Le report de Disney+, même de seulement quinze jours, illustre le rapport de force qu’exercent les « telcos » vis-à-vis des OTT, GAFA et autres sites web considérés comme « dévoreurs » de bande passante.

Bercy a l’oreille de Thierry Breton
Stéphane Richard aurait voulu rappeler que les opérateurs de réseaux (fixes et mobiles) sont les maîtres des horloges qu’il ne s’y serait pas pris autrement. Une manière de dire implicitement aux acteurs du Net : « Si vous continuez à consommer beaucoup de bande passante sur mon réseau, il va falloir que vous contribuiez au financement de mon infrastructure qui me coûte de plus en plus cher à l’heure du passage au très haut débit ». C’est en substance dans ce sens que les opérateurs historiques européens plaident leur cause auprès de la Commission européenne, via leur instance de lobbying Etno (8) basée à Bruxelles, et où l’on retrouve parmi ses membres : Orange (représenté par Aurélie Doutriaux, ex-Arcep), Deutsche Telekom, TIM (Telecom Italia) ou encore Telefonica. Les opérateurs télécoms ont ainsi l’oreille de Thierry Breton (photo de gauche), le nouveau commissaire européen au Marché intérieur et… ancien président de France Télécom (devenu Orange par la suite) d’octobre 2002 à février 2005.
D’ailleurs, comme indiqué dans son communiqué du 22 mars (9), Bercy a agi « en lien avec l’Arcep » et « en coordination étroite avec (…) Thierry Breton », sans pour autant mentionner Orange. Dès le mercredi 18 mars, celui qui fut aussi ministre français de l’Economie, des Finances et de l’Industrie de février 2005 à mai 2007 a lancé un appel : « Plateformes de streaming, opérateurs de télécommunications et utilisateurs, nous avons tous la responsabilité commune de prendre des mesures pour assurer le bon fonctionnement d’Internet pendant la lutte contre la propagation du virus », en demandant aux plateformes vidéo de réduire la définition afin d’éviter les engorgements sur les réseaux. Sur son compte Twitter, il a indiqué avoir eu une « conversation importante avec @ReedHastings, PDG de @Netflix » pour prendre des mesures dans ce sens. « Pour sécuriser l’accès à Internet pour tous, passons à la définition standard lorsque la HD n’est pas nécessaire », a-t-il ajouté dans un post (10). Le numéro un mondial des plateformes SVOD (168 millions d’abonnés) s’est aussitôt exécuté. Le lendemain de cet échange téléphonique, soit le 19 mars, Netflix a annoncé une réduction de 25 % de son débit en Europe pour répondre aux exigences de Bruxelles. Le 20 mars cette fois, ce fut au tour de Google et sa filiale vidéo YouTube de « basculer temporairement tout le trafic dans l’UE en définition standard par défaut, suite à un entretien entre le PDG de Google, Sundar Pichai, la PDG de YouTube, Susan Wojcicki, et le commissaire européen Thierry Breton ». De son côté, Amazon leur a emboîté le pas en annonçant le même jour qu’il travaillait avec les autorités locales et les opérateurs d’Internet pour aider à atténuer toute congestion du réseau causée par Prime Video, « y compris en Europe où nous avons déjà commencé à réduire les débits du streaming tout en maintenant une expérience de qualité pour nos clients ». Le jour suivant, le 21 mars, ce fut au tour de la Walt Disney Company d’annoncer – en plus du report de quinze jours obtenu par Bercy et Orange pour le lancement de Disney+ – des mesures pour soulager la bande passante : « Soucieux d’agir de façon responsable depuis toujours, Disney répond à la demande du commissaire européen au Marché intérieur, Thierry Breton, de soutenir l’effort collectif pour le bon fonctionnement des infrastructures haut débit. En prévision d’une forte demande pour Disney+, nous mettons en place de manière proactive des mesures pour réduire l’utilisation globale de la bande passante d’au moins 25 % dans les pays [les sept pays européens au calendrier inchangé… contrairement à la France, ndlr] lançant Disney+ le 24 mars », a annoncé Kevin Mayer pour la major d’Hollywood, dans la même déclaration où il annonce le report au 7 avril de Disney+ en France.
La France, pays de « l’exception culturelle » où le cinéma français voit avec inquiétude les plateformes de SVOD américaines déferler sur l’Hexagone sans encore contribuer au financement de films et séries français et européens, aura ainsi prétexter que les réseaux sont « fragiles » pour imposer des mesures de restrictions aux OTT.

Paradoxe à l’ère de la fibre et du Gigabit
Franck Riester, ministre de la Culture, et Cédric O, secrétaire d’Etat au Numérique se sont en tout cas félicités de ce bridage du divertissement en plein confinement : «A la suite de ces contacts, plusieurs acteurs, et notamment Netflix, YouTube (Google) et Amazon (Prime Video) se sont engagés à mettre en place de manière proactive des mesures techniques pour réduire l’utilisation globale de la bande passante d’au moins 25 % pendant une période de 30 jours, sans bien sûr remettre en cause l’accès de leurs utilisateurs à l’ensemble des programmes et contenus proposés », ont-ils déclaré ensemble. La neutralité de l’Internet, elle, a vraiment été l’oubliée de cette « gestion de trafic » qui doit cesser au plus vite (11). A l’heure du très haut débit offert par la fibre optique vantée à longueur d’année et des milliards d’euros consacrés par les opérateurs télécoms aux infrastructures du « Gigabit », cela fait désordre… @

Charles de Laubier

La neutralité du Net, victime collatérale du virus

En fait. Le 19 mars, le secrétaire d’Etat au Numérique, Cédric O, a appelé les plateformes vidéo, de streaming et de jeux en ligne à « limiter la consommation de leurs services », et les internautes à « privilégier les téléchargements anticipés des vidéos (…) pendant les heures creuses (notamment après 23h) », tout en évitant la 4K.

En clair. La Fédération française des télécoms (FFTélécoms) le dit sur tous les tons depuis des jours, tout juste relayée le 19 mars par le gouvernement en concertation avec l’Arcep (1) : les abonnés des opérateurs mobiles et des fournisseurs d’accès à Internet doivent faire preuve de « discipline sociale collective », de « responsabilité numérique » et de « civisme dans [leurs] usages numériques » (dixit Arthur Dreyfuss, son actuel président (2), à Reuters, à l’AFP et sur Europe 1). La FFTélécoms s’exprime au nom d’Orange, de Bouygues Telecom, de SFR et de quelques MVNO (3), mais pas de Free qui n’en est pas membre. « Depuis le domicile, il faut se connecter à Internet et passer ses appels en Wifi (4). Ceci soulage les réseaux mobiles en basculant le trafic sur le réseau fixe, déjà dimensionné pour absorber des pics de consommation en fin de journée en temps normal. Ensuite, privilégier les usages liés au télétravail et à l’enseignement à distance en journée, et réserver les vidéos en streaming pour le soir », a recommandé Michel Combot, son directeur, dans une interview à UFC-Que Choisir le 17 mars. Ancien de l’Arcep puis du CSA, il prévient même que les opérateurs télécoms « [peuvent] aussi décider que la 4K, cette ultra haute définition extrêmement gourmande en bande passante, n’est pas indispensable. La HD suffit amplement pour regarder des films et des séries… ». La FFTélécoms rappelle en outre ce que les utilisateurs constatent déjà tous les jours : «les réseaux mobiles ont une capacité moins grande que les réseaux fixes » (5). Au nom, cette fois, d’une certaine « discipline numérique de la part des opérateurs télécoms », ces derniers ont, le 16 mars au soir,
« ajusté » l’allocation de la bande passant au niveau des interconnexions entre leurs réseaux. Il s’agit d’absorber la hausse du volume des appels vocaux due à l’explosion du télétravail, mais aussi de brider le trafic vidéo des GAFAN (YouTube, Netflix ou Facebook en tête), afin de « prioriser le télétravail ». Est-ce contraire au principe de neutralité de l’Internet ?
Cette « gestion de trafic » est tolérée, viennent de rappeler la Commission européenne et le Berec (6), par le règlement européen « Open Internet » du 25 novembre 2015. Mais seulement pour « prévenir une congestion imminente du réseau et atténuer les effets d’une congestion exceptionnelle ou temporaire du réseau, pour autant que les catégories équivalentes de trafic fassent l’objet d’un traitement égal ». @

La neutralité de l’Internet risque gros avec la 5G

En fait. Le 30 avril, la Commission européenne a remis au Parlement européen
et au Conseil de l’Union européenne son rapport sur la mise en oeuvre du règlement « Accès à un Internet ouvert » du 25 novembre 2015 et – en vigueur depuis trois ans. La 5G pourrait relancer le débat sur la neutralité du Net.

En clair. « L’architecture 5G pourrait permettre certaines mesures de gestion raisonnable du trafic qui optimisent le trafic en fonction des caractéristiques objectives du contenu, de l’application ou du service, améliorant par conséquent les performances générales du système et sa flexibilité », prévient la Commission européenne dans son rapport publié le 30 avril sur la mise en oeuvre des dispositions du règlement « Internet ouvert » (1). Il est fait référence à la technologie dite de « network slicing » qu’offre la 5G, à savoir le découpage en tranches du réseau afin de créer une séparation virtuelle entre différentes parties d’un même réseau.
Les opérateurs télécoms seront alors en mesure de commercialiser différents services en allouant à chacun des ressources spécifiques. Ce charcutage du Net à l’ère de la 5G sera-t-il compatible avec la neutralité de l’Internet telle que sanctuarisée en Europe par le règlement « Internet ouvert » (2) en vigueur depuis trois ans ? Si son article 3 intitulé « Garantir l’accès à un Internet ouvert » prévoit bien qu’il « n’empêche pas les fournisseurs de services d’accès à l’Internet de mettre en oeuvre des mesures raisonnables de gestion du trafic », il nuance en précisant que « pour être réputées raisonnables, les mesures sont transparentes, non discriminatoires et proportionnées, et elles ne sont pas fondées sur des considérations commerciales (…) ». De plus, il est précisé que « ces mesures ne concernent pas la surveillance du contenu particulier et ne sont pas maintenues plus longtemps que nécessaire ». Le problème soulevé par ce rapport réside justement dans ces deux notions, pour le moins assez floues, de
« mesures raisonnables » et de « contenu particulier ». Se plaçant du côté des opérateurs télécoms, et non du consommateur, Bruxelles se demande si les limitations prévues à la « gestion de trafic » ne seront pas des freins à la 5G : « Selon les choix opérés lors du déploiement des réseaux 5G, il pourrait s’avérer nécessaire, à l’avenir, d’évaluer précisément quel contenu est “particulier” et quel contenu ne l’est pas. A ce stade, la Commission (européenne) n’a connaissance d’aucun exemple concret où cette disposition entraverait la mise en oeuvre de la technologie de découpage en tranches. Elle continuera à suivre cette question de près, à mesure que la 5G se développera sur le marché ». @