Le second marché du numérique : une « occasion » qui dérange les droits d’auteur

La Cour de justice européenne a précisé, dans un arrêt du 3 juillet 2012, que
le droit de distribution d’un logiciel est épuisé après téléchargement payant
et sans limitation de durée. Le logiciel peut alors être revendu « d’occasion ».
Cette solution pourrait s’appliquer aux musiques, aux films ou aux livres.

Par Claude-Etienne Armingaud, avocat (photo), et Etienne Drouard, associé, cabinet K&L Gates

Dans le cadre de son interprétation de l’article 4.2 de la directive européenne dite « Logiciels », sur la protection juridique des programmes d’ordinateur (1), la Cour de
justice de l’Union Européenne (CJUE) considère le droit
de distribution comme étant épuisé, lorsque le titulaire des droits d’auteur a concédé à un licencié le droit d’utiliser une copie sans limitation de durée, que cette copie soit matérielle ou numérique.

Téléchargement et transfert des droits d’auteur
Une telle interprétation du transfert des droits de propriété intellectuelle semble ainsi mettre fin à une ambiguïté qui persistait sur la nature exacte du contrat de licence, notamment pour la distribution de logiciels par téléchargement. Le raisonnement suivi par la CJUE est d’une limpidité rare : « L’article 4, paragraphe 2, de la [directive ‘’Logiciels’’] doit être interprété en ce sens que le droit de distribution de la copie d’un programme d’ordinateur est épuisé si le titulaire du droit d’auteur, qui a autorisé, fut-il à titre gratuit,
le téléchargement de cette copie sur un support informatique au moyen d’Internet, a également conféré, moyennant le paiement d’un prix destiné à lui permettre d’obtenir
une rémunération correspondant à la valeur économique de la copie de l’oeuvre dont il
est propriétaire, un droit d’usage de ladite copie, sans limitation de durée ». La CJUE a ainsi considéré qu’une licence d’utilisation du logiciel devait être considérée comme un
« tout indivisible » : sa mise à disposition par téléchargement n’est pas un acte de communication, mais bien un acte de distribution. La conséquence pratique revient à appliquer au contrat de licence du logiciel un épuisement du droit de distribution empêchant le titulaire des droits de propriété intellectuelle sur l’oeuvre logiciel d’en
interdire la revente d’occasion. Autrement dit, développe la CJUE : « En cas de revente d’une licence d’utilisation emportant la revente d’une copie d’un programme d’ordinateur téléchargée à partir du site Internet du titulaire du droit d’auteur, licence
qui avait été initialement octroyée au premier acquéreur par ledit titulaire du droit sans limitation de durée et moyennant le paiement d’un prix destiné à permettre à ce dernier d’obtenir une rémunération correspondant à la valeur économique de ladite copie de son oeuvre, le second acquéreur de ladite licence, ainsi que tout acquéreur ultérieur de cette dernière, pourront se prévaloir de l’épuisement du droit de distribution prévu à l’article 4, paragraphe 2, de cette directive et, partant, pourront être considérés comme des acquéreurs légitimes d’une copie d’un programme d’ordinateur, au sens de l’article 5, paragraphe 1, de ladite directive, et bénéficier du droit de reproduction prévu à cette dernière disposition ».
La condition de cet éventuel transfert en seconde main nécessite, cependant, que l’acquéreur initial du logiciel rende inutilisable sa propre copie au plus tard au moment de
la revente. En outre, si elle portait sur un nombre d’utilisateurs dépassant les besoins de l’acquéreur initial, la licence acquise originellement ne pourrait pas être scindée pour une revente partielle à un tiers. L’acquéreur d’occasion, de son côté, sera considéré comme un « acquéreur légitime », au sens de l’article 5, paragraphe 1 de la directive « Logiciels » (2). Cela lui confèrera le droit d’utiliser le logiciel de manière conforme à sa destination, et
il pourra donc procéder au téléchargement de sa copie mise à jour directement à partir du site Internet du titulaire du droit d’auteur ou de son distributeur (3).

Revente de licences « d’occasion »
Il est ainsi clairement énoncé le droit de la revente de licences « d’occasion »
sous certaines conditions. La Verbraucherzentrale Bundesverband, fédération des organisations de consommateurs allemands, a d’ores et déjà initié des poursuites sur
le fondement de la décision de la CJUE contre un éditeur de logiciels (4). Ces précisions pourraient accélérer le développement de nouveaux modèles économiques de mise à disposition des logiciels, autres que les licences permanentes, mais également toucher d’autres secteurs concernés par les droits d’auteur. Le changement opéré par la CJUE sur la revente de logiciels d’occasion pourrait reconfigurer l’environnement écono-mique du logiciel et permettre l’émergence de nouveaux acteurs dédiés aux opérations de revente, qui devront respecter les conditions strictes posées par la CJUE et, notamment, s’assurer que la copie revendue est effectivement effacée ou désactivée par l’acquéreur initial, afin que ce dernier ne puisse plus l’utiliser du fait de sa revente à un tiers.

Eviter les rentes d’œuvres téléchargées
Le raisonnement suivi par la Cour est destiné à éviter des restrictions sur les reventes
de copies au-delà de ce qui était nécessaire, afin de ne pas laisser perdurer une forme de rente concernant les logiciels téléchargés. Néanmoins, des éditeurs pourraient développer des approches détournées pour maîtriser le contrôle de la distribution du logiciel, au-delà de la vente initiale.
Comment les éditeurs de logiciels pourraient-ils éviter l’épuisement du droit de
distribution ? En premier lieu, ils peuvent mettre en place eux-mêmes des platesformes d’échange et de revente, avec des systèmes de contrôle spécifiques, mais également proposer des services connexes, tels que la maintenance. Par ailleurs, les éditeurs seront plus enclins à développer d’autres solutions de distribution des logiciels. En effet, l’arrêt de la CJUE ne concerne que les logiciels acquis pour une durée illimitée et non les licences temporaires. Il serait donc possible de réduire la portée de l’arrêt très simplement, par des contrats de licence annuels et renouvelables. Enfin, l’arrêt ne concerne pas la location de logiciels ou encore les offres sans possession par téléchargement, telles que le cloud computing ou la distribution en mode SaaS (Softwareas- a-Service). En effet, ce type de procédé transforme la démarche initiale d’acquisition de logiciels en une consommation de services, sans transfert de quelque droit de propriété ou d’usage.
Du droit européen du logiciel à la propriété intellectuelle mondiale, va-t-on vers un
« world wide mess » ? S’oriente-t-on vers une généralisation du procédé à toute la propriété intellectuelle ? Peut-on étendre la théorie de l’épuisement du droit de distribution aux autres œuvres protégées par des droits d’auteur, telles que la musique, la vidéo ou
le livre ? Ces autres œuvres sont régies par une autre directive que la directive
« Logiciels » : la directive dite DADVSI5, dont le considérant 28 stipule que « la première vente dans la Communauté [européenne] de l’original d’une oeuvre ou des copies de celle-ci par le titulaire du droit ou avec son consentement, épuise le droit de contrôler
la revente de cet objet dans la Communauté ». On retrouve donc la même notion d’épuisement des droits, en matière de droits d’auteur comme en matière de logiciels.
En conséquence, il semblerait ainsi que, dans le cadre d’une première vente au sein de la Communauté européenne, il n’y ait pas d’obstacle à suivre la même logique juridique pour la revente d’œuvres téléchargeables.
Un des écueils pourrait être la question de la reproduction de l’oeuvre. L’arrêt de la CJUE souligne que le second acquéreur d’un logiciel peut bénéficier du droit de reproduction au sens de l’article 5.1 de la directive « Logiciels ». Cependant, la directive « DADVSI » est, elle, plus restrictive non seulement pour les actes de reproduction qui touchent les autres droits d’auteur, mais également pour les droits de distribution selon les cas de figure (6), même si un léger bémol peut être apporté afin de ne pas causer un « préjudice injustifié aux intérêts légitimes du titulaire du droit » (7). @

ZOOM

ReDigi veut exporter la « vente d’occasion » de musique en Europe
A la suite de l’arrêt de la CJUE, la start-up américaine ReDigi prévoit de s’implanter sur
le marché européen (8). Elle propose déjà aux Etats-Unis la possibilité de revendre d’occasion des fichiers numériques audio, comme une alternative au piratage et au partage. Le fondement juridique initial de son modèle économique repose sur la doctrine américaine de la « First Sale » ou première vente, sorte d’équivalent de l’épuisement européen du droit d’auteur lors de la première transaction, dans le cadre du numérique. ReDigi propose ainsi un service de revente de titres achetés sur l’iTunes d’Apple. Tout utilisateur de la plate-forme de ReDigi est tenu, lors de l’inscription, de télécharger un logiciel propriétaire qui va s’assurer de l’authenticité du titre téléchargé, ainsi que de l’effacement des copies additionnelles du fichier vendu, une fois la vente réalisée. Après avoir placé sur la plateforme de ReDigi le titre mis en (re)vente, le (re)vendeur potentiel continue à y avoir accès en streaming jusqu’à la finalisation de la vente. ReDigi propose également d’autres solutions qui permettent aux artistes de percevoir directement des droits pour la revente de leurs titres et les intègre ainsi directement au développement
de sa plate-forme.
ReDigi s’est néanmoins attiré les foudres des majors du disque et de la RIAA
(Recording Industry Association of America), qui y voient une mise en péril de leur modèle économique fondé sur l’objet matériel et sur le contenu attaché à un terminal et à un seul utilisateur (9). @

DigiWorld : la dérive des continents

L’Europe numérique d’aujourd’hui présente une image bien troublée, qui vient essentiellement du décalage accru entre
la diffusion des usages, chaque jour plus importante, et la maîtrise de ces technologies venues très majoritairement d’autres continents. Bien sûr, cette évolution s’inscrit dans un contexte économique bien plus large. Le monde multipolaire annoncé est bien là, succédant à la « triade » (Amérique du Nord, Europe occidentale et Asie-Pacifique) conceptualisée par Kenichi Ohmae, qui nous servit de grille de lecture durant toute la seconde moitié du XXe siècle. Mais cette approche statique s’inscrivait dans la vision longue que nous enseigna Fernand Braudel, du déplacement des économies des mondes de l’Est vers l’Ouest, de Rome à San Francisco, Jacques Attali proposant à sa suite sa vision des nouveaux équilibres intégrant la Chine, Le Brésil, l’Inde et, à plus long terme, l’Afrique. Nous voici donc au cœur d’un basculement historique, qui s’est produit précisément au tournant des années 2010.

« Le Vieux Continent n’a pas su maintenir ses champions, dont les plus prestigieux – notamment dans les télécoms – se sont peu à peu retrouvés isolés et fragilisés. »

L’Europe numérique représentait encore 28 % du marché mondial en 2012, en seconde position derrière l’Amérique du Nord mais en retrait face à l’Asie en pleine croissance. Cette différence s’est encore creusée sous la pression des dettes européennes. Sur les trois dernières décennies, de 1990 à 2020, les marchés du « DigiWorld » ont ainsi connu trois cycles, de plus en plus courts avec des plafonds de croissance de plus en plus bas. La croissance annuelle des marchés numériques était de plus de 15 % au long des années 1990 (plus précisément depuis 1993), avant de connaître un ralentissement brutal à l’éclatement de la bulle Internet. Après 2003, la croissance s’est à nouveau accélérée, mais n’atteignant cette fois-ci que 7 %, avant d’être à nouveau frappée par la crise économique globale à partir de l’automne 2008. La reprise ne permis de retrouver que des niveaux modestes de croissance, à moins de 5 % au cours des deux années suivantes. La maturité de ces marchés s’est ainsi traduite par une « commoditisation » progressive des TIC, lesquelles – en devenant des biens et services de base et de masse – ne progressent plus que faiblement en valeur. Même les services Internet n’y échappent
pas : leur croissance repose entièrement sur un effet volume. Quant aux prix, non seulement ils n’augmentent pas mais ils sont souvent sans commune mesure avec ceux des produits et services auxquels ils se substituent : par exemple, la VoIP remplaçant
la téléphonie commutée, les offres « illimitées » de musique en ligne par rapport aux ventes de CD ou encore les films en VOD bien moins chers que les billets de salles
de cinéma. Cette dérive des continents tend de plus en plus à isoler l’Europe au profit
des économies émergentes, en la soumettant à une autre pression : la dépendance technologique et industrielle. Le Vieux Continent n’a pas su maintenir ses champions,
dont les plus prestigieux – notamment dans les télécoms – se sont peu à peu retrouvés isolés et fragilisés. Les réseaux très haut débit européens sont très en retard, et la stratégie d’innovation et industrielle inexistante. L’Europe des contenus, ce carburant de l’économie numérique, n’a pas non plus été valorisée : ni par l’émergence de productions à succès continentales et internationales, ni par la constitution de groupes médias pan-européens puissants. Mais nous entrons dans une décennie marquée par la banalisation d’une nouvelle étape de l’Internet structurée par la mobilité, le cloud et le big data. Le seul espoir vient du nouveau cadre européen politique et réglementaire mis en place à la faveur de la crise historique. Les TIC y sont au cœur, intégrant pour la première fois dans un ensemble géographique cohérent : R&D, financement de l’innovation, infrastructures essentielles, création des contenus et diffusion des usages. Elles sont également
l’une des conditions-clés de la réussite de l’entrée de l’Europe dans ce que certains économistes, dans la foulée d’un Jeremy Rifkin, décrivent comme la troisième
révolution industrielle, celle de l’énergie et des nouvelles technologies de l’information décentralisée. @

Jean-Dominique Séval*
Prochaine chronique « 2020 » : Datacenters
* Directeur général adjoint du DigiWorld Institute bye l’IDATE.
Sur le même thème, l’institut publie chaque année son rapport
« DigiWorld Yearbook » coordonné par Didier Pouillot,
directeur de la business unit Stratégies.

L’industrie musicale sauvée par… le numérique

En fait. Le 4 mai, le Syndicat national de l’édition phonographique (Snep) a présenté les chiffres du marché de la musique enregistrée qui atteint au premier trimestre les 128,6 millions d’euros, dont 82 % réalisés par les ventes physiques et 18 % par les ventes de musique en ligne (téléchargement en tête).

En clair. « Le marché français du numérique pour la musique se structure et devient significatif avec près de 20 % du revenu total sur le premier trimestriel de l’année. Cela commence à compter et nous commençons à retrouver nos investissements dans le numérique », s’est félicité David El Sayegh, directeur général du Snep, qui réprésente notamment les majors du disque (Universal Music, Sony Music, EMI ou encore Warner Music). D’autant que la croissance trimestrielle de la musique en ligne – 28,7 % à 23,1 millions d’euros – tire plus que jamais le marché de la musique enregistrée, même si les ventes physiques (albums et vidéoclips en tête) se sont ressaisies en début d’année de 4,3 % à 105 millions d’euros, après cinq années du chute continue. Total : 128,6 millions d’euros de janvier à mars, soit une hausse de 8 % sur un an (1). Mais le numérique est « encore loin de compenser » les pertes sur le physique, qui caracollait alors à 305 millions d’euros au premier trimestre 2002. Aujourd’hui, le téléchargement continue de mener la danse avec un bond sur un an supérieur à 50 % sur les trois premiers mois de l’année, avec un chiffre d’affaires de 12,5 millions d’euros. Pour la première fois, le téléchargement devient majoritaire en termes de parts de marché trimestrielles (54 % contre 46 % un an auparavant). C’est cependant le streaming (écoute en ligne sans téléchargement préalable) qui progresse le plus : +100 %, à 2,6 millions d’euros, avec une part de marché trimestrielle qui croît de quatre points à 11 %. Quant aux revenus trimestriels des abonnements musicaux en ligne, ils progressent de près de 27 % sur un an, avec un chiffre d’affaires de 3,8 millions d’euros et une part de marché stable à 17 %. Seul continue de chuter le marché des sonneries sur téléphone mobile. Comme lors du dernier Midem de janvier (lire EM@6 p 3), le Snep veut voir dans la maturation du marché de la musique en ligne les premiers effets dissuasifs de la loi Hadopi – même si la « riposte graduée » ne sera pas mise en oeuvre avant juin prochain. David El Sayegh parle d’« effet psychologique » sur les internautes qui sont allés plus souvent sur les plateformes légales, tout en reconnaissant que « la loi Hadopi ne va pas éradiquer la piraterie sur Internet, car certains trouveront toujours des outils pour la contourner ». @