Pas de « domaine commun » dans le projet de loi « République numérique », mais… une mission

Malgré la volonté initiale de la secrétaire d’Etat au Numérique, Axelle Lemaire, l’instauration d’un « domaine commun » (échappant aux droits d’auteur) a été supprimée du projet de loi numérique. Mais le Premier ministre Manuel Valls a promis « une mission ».

« Relèvent du domaine commun informationnel :
1° Les informations, faits, idées, principes, méthodes, découvertes, dès lors qu’ils ont fait l’objet d’une divulgation publique licite, notamment dans le respect du secret industriel et commercial et du droit à la protection de la
vie privée, et qu’ils ne sont pas protégés par un droit spécifique, tel qu’un droit de propriété ou une obligation contractuelle ou extra-contractuelle ; 2° Les œuvres, dessins, modèles, inventions, bases de données, protégés par le code de la propriété intellectuelle, dont la durée de protection légale, à l’exception du droit moral des auteurs, a expiré ».

Les industries culturelles ont gagné
Cette définition, qui était inscrite dès septembre 2015 dans le texte initial (ex-article 8) du projet de loi « République numérique » porté par Axelle Lemaire (photo), secrétaire d’Etat au Numérique, a finalement été rejetée le 21 janvier dernier par les députés lors de l’examen en première lecture (1). « Les choses qui composent le domaine commun informationnel (2) (…) ne peuvent, en tant que tels, faire l’objet d’une exclusivité, ni d’une restriction de l’usage commun à tous, autre que l’exercice du droit moral », prévoyait donc le texte à l’origine. Mais les ayants droits des industries culturelles, vent debout contre ces nouvelles exceptions au droit de la propriété intellectuelle, ont finalement eu gain de cause à force de lobbying intense depuis une réunion à Matignon, le 5 novembre 2015, où les partisans du domaine commun informationnel (Wikimedia, Quadrature du Net, Conseil national du numérique, … (3)) et les opposants (Sacem, Scam, SACD, Snep, SNE, Bloc, …) s’étaient affrontés. Les industries culturelles ont finalement progressivement eu gain de cause entre décembre et janvier, non seulement en commissions mais aussi lors du débat à l’Assemblée nationale le 21 janvier. Tous les amendements « Domaine commun informationnel », « Creative Commons » et « Liberté de panoramas » ont été rejetés ! Malgré l’adoption inespérée par la commission des Affaires culturelles à l’Assemblée nationale, le 12 janvier, de certains amendements en faveur des biens communs – dont le statut des Creative Commons (voir page suivante) –, ils ont été rejetés le lendemain en commission des Lois (4). Ce que le Bureau de liaison des organisations du cinéma (Bloc), par exemple, a « salué » aussitôt : « En renversant la présomption de protection dont bénéficient les oeuvres de l’esprit, l’adoption de ces “communs” fragiliserait fortement les droits de propriété intellectuelle et donc les équilibres du secteur culturel », affirme cette organisation qui réunit une quinzaine d’associations ou de syndicat du Septième Art français – dont l’Association des producteurs de cinéma (APC) ou le Syndicat des producteurs indépendants (SPI). « Une telle mesure serait, à tout le moins, source d’une considérable insécurité juridique puisque sa rédaction, très floue, permet de nombreuses interprétations. Par ailleurs, l’instauration d’un domaine public informationnel mettrait en cause les obligations internationales et européennes de notre pays et sa capacité à y protéger sa propre création au moment où celuici est engagé dans un processus fondamental pour l’avenir du droit d’auteur », ajoute le Bloc.

Le député (PS) Patrick Bloche, président de la commission des Affaires culturelles et
de l’Education, a estimé, lui, que « la cause est juste » lorsqu’il s’agit de défendre le principe d’un domaine commun informationnel, à condition de ne pas « créer d’insécurité juridique ». Il a pris comme exemple celui d’un film tombé dans le domaine public au terme d’un délai de soixante-dix ans et qui doit être restauré. « Compte tenu de l’investissement nécessaire, ce film devrait faire l’objet d’une exclusivité. La rédaction des amendements qui nous sont proposés empêcherait alors la restauration des films anciens et les investissements nécessaires pour que nous puissions les regarder. N’y aurait-il que ce seul exemple, je ne pourrais voter ces amendements
en l’état ».

Pourtant, c’est une « cause juste »
Quant à la Société des auteurs et compositeurs dramatiques (SACD), elle est parmi
les organisations de gestion collective des droits d’auteur l’une des plus hostiles à l’instauration juridique d’un « domaine commun informationnel ». « Le vocabulaire nébuleux a dû sortir de l’esprit d’un informaticien tourmenté », a même ironisé son directeur général, Pascal Rogard (5), qui prône depuis longtemps une redevance sur le domaine public lorsqu’il s’agit d’oeuvre audiovisuelle (6). A l’instar du Conseil supérieur de la propriété littéraire et artistique (CSPLA), les organisations du cinéma français déplorent qu’aucune étude d’impact sur le sujet n’ait été effectuée, notamment en termes d’incidences juridiques et économiques. Le CSPLA avait déjà rejeté à l’automne dernier le domaine commun informationnel. Cet avis s’était alors appuyé sur un rapport de l’avocat Jean Martin de fin octobre 2015 concluant pourtant que « les principes fondamentaux du droit d’auteur resteraient préservés », bien que « ce nouveau texte inverse la règle et l’exception, et facilite les attaques judiciaires contre le droit d’auteur » (7). Le vote contre du CSPLA avait alors déplu à Axelle Lemaire qui l’avait fait savoir dans un tweet début novembre (8).

Mission promise par Manuel Valls
Deux mois plus tard, ce 21 janvier, la même secrétaire d’Etat au Numérique déclarait aux débutés : « A ce stade, nous n’avons pas trouvé de définition juridique satisfaisante. J’ai reçu un engagement ferme du Premier ministre de confier une mission à deux conseillers d’État, qui associeront très étroitement les parlementaires
à leurs travaux pour aboutir à un résultat susceptible de satisfaire toutes les parties prenantes. L’exercice – douloureux sans doute, laborieux peut-être – que je vous demande est de faire confiance au gouvernement sur ce sujet ». Fermez le ban !
En reculant ainsi, le gouvernement espère trouver à terme un consensus.
Pour l’heure, le député (PS) Christian Paul, y voit une occasion manquée historique :
« Ce n’est pas un choix politique anodin, mais un choix de civilisation. En 2016,
une loi sur le numérique peut-elle passer à côté de la question des biens communs informationnels ? (…) En 1789, quand il s’est agi d’écrire la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, on n’a pas confié une mission à deux conseillers d’État ! ».
Au niveau international, l’Organisation internationale de la francophonie (OIF) s’est prononcé en mars 2015 en faveur des biens communs. « D’autres contenus ne peuvent être exploités de façon optimale par les utilisateurs des TIC (9), parce que le mode
de protection intellectuelle sélectionné volontairement ou involontairement par les créateurs les empêche de le faire. Pour contourner ce problème, les francophones gagnent à recourir à de nouveaux instruments comme les licences Creative Commons», recommande l’OIF dans son premier rapport sur « la francophonie numérique » (10). Selon l’OIF, un cinéaste pourra choisir une licence Creative Commons pour laisser d’autres artistes intégrer des extraits de ses films dans leurs propres productions et vendre ces dernières. Ou un photographe pourra laisser les internautes reproduire et distribuer ses clichés librement, à condition que ces derniers ne soient pas modifiés, que l’on indique qu’ils sont de lui et qu’aucune utilisation commerciale n’en soit faite. @

Charles de Laubier

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Les six licences « Creative Commons »
Evolution de la philosophie du droit d’auteur, les licences dites « Creative Commons » (CC) sont proposées à titre gratuit par l’organisation éponyme à but non lucratif cofondée en 2001 par Lawrence Lessig, alors professeur de l’école de droit de Stanford (aujourd’hui enseignant à Harvard). Plus de 1 milliard d’œuvres seraient sous licences CC. En France, le projet Creative Commons a été lancé en 2003 par Danièle Bourcier (directrice au CNRS) et Mélanie Dulong de Rosnay (chercheuse au CNRS/ISCC) à la suite d’une conférence de Lawrence Lessig à Paris. Pour l’avocate Christiane Féral-Schuhl, « il s’agit, pour le titulaire des droits d’auteur, d’autoriser la libre circulation du logiciel ou de l’oeuvre numérique, en imposant sa plus large diffusion. Ce dispositif, dénommé copyleft, inverse la finalité du copyright» (11).
Rappelons que la Société des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique (Sacem) et la Creative Commons Collective Societies Liaison (CCCSL) ont signé un accord en janvier 2012 afin de permettre aux artistes de mettre à disposition, notamment sur Internet, leurs oeuvres pour une utilisation non commerciale.
Afin d’accompagner les pratiques de création à l’ère numérique et de faire évoluer le droit d’auteur, six licences types sont proposées – chacune identifiée par un contrat,
une combinaison de logos, un résumé explicatif et des métadonnées spécifiques :
• Licence « BY » (paternité) assure une diffusion maximale des œuvres, puisque le titulaire des droits autorise toute exploitation de l’oeuvre, y compris à des fins commerciales, ainsi que la création d’œuvres dérivées, dont la distribution est également autorisée sans restriction, à condition de l’attribuer à son l’auteur en citant son nom ;
• Licence « BY ND » (paternité, pas de modification) permet l’exploitation de l’oeuvre,
y compris à des fins commerciales, mais pas de créations dérivées ;
• Licence « BY NC ND » (paternité, pas d’utilisation commerciale, pas de modification) permet l’exploitation de l’oeuvre à des fins autres que commerciales, mais pas de créations dérivées ;
• Licence « BY NC » (paternité, pas d’utilisation commerciale) permet l’exploitation de l’oeuvre et la création d’œuvres dérivées sans fin commerciale ;
• Licence « BY NC SA » (paternité, pas d’utilisation commerciale, partage des conditions initiales à l’identique) permet au titulaire des droits d’autoriser l’exploitation de l’oeuvre originale à des fins non commerciales, ainsi que la création d’œuvres dérivées, à condition qu’elles soient distribuées sous une licence identique à celle qui régit l’oeuvre originale ;
• Licence « BY SA » (paternité, partage des conditions initiales à l’identique) permet l’exploitation de l’oeuvre et la création d’œuvres dérivées à des fins commerciales à condition d’une distribution sous une licence identique à celle de l’oeuvre originale. @

Vers une licence « copie privée » pour le streaming

En fait. Le 27 février, le Parlement européen a adopté le rapport Castex (252 voix pour, 122 contre et 19 abstentions) sur « les redevances pour copie privée ».
Si la résolution donne la part belle aux ayants droits, les industriels peuvent
encore espérer des avancées de la part de la Commission européenne.

En clair. A court terme, la taxe pour la copie privée est maintenue. A long terme, il faudra trouver mieux. Tel est en substance, ce que dit la résolution adoptée par le Parlement européen le 27 février (1). « Il est nécessaire que des discussions soient menées à long terme afin de trouver un modèle plus efficace et plus moderne qui ne soit pas obligatoirement fondé sur une redevance forfaitaire liée aux appareils », considèrent les eurodéputés, dans leur résolution issue du rapport de l’eurodéputée Françoise Castex.
Un peu plus loin, ils n’écartent pas l’idée de licence telle que le rapport d’Antonio Vitorino (2) le préconisait début 2013, bien qu’elle ne soit pas retenue dans l’immédiat
– au grand dam des industriels de l’électronique grand public (dont l’organisation Digital Europe).
« Dans le cadre des œuvres en ligne, (…) les pratiques d’octroi de licences sont complémentaires du système de redevance pour copie privée », considèrent les eurodéputés.

Et de souligner que « le processus classique de copie [téléchargement, ndlr] est remplacé par des systèmes de lecture en continu [streaming, ndlr] qui ne permettent pas de stocker les œuvres protégées par le droit d’auteur sur l’appareil de l’utilisateur, et qu’il convient par conséquent de privilégier dans ces cas de figure les modèles de licence ». Autrement dit, le streaming – dépassant déjà le téléchargement dans la musique en ligne (3) – remet en cause à long terme la pertinence même de la taxe pour copie privée prélevée sur le prix de vente des appareils numériques dotés de capacités de stockage numérique (smartphone, tablettes, disques durs externes, clés USB, CD/DVD, box multimédia, etc).

Si aux yeux des parlementaires européens « le système de copie privée représente
un système vertueux et équilibré entre l’exception pour copie à usage privé et le droit
à une compensation équitable des ayants droits » (à la grande satisfaction de la Sacem, la SACD ou encore la Scam), il faudra s’orienter à l’avenir vers autre chose.
« Cependant (…) il y a lieu de mener des discussions à long terme en vue de poursuivre l’évaluation du système de copie privée à la lumière de l’évolution du numérique et du marché et des comportements des consommateurs et, si possible, d’étudier d’autres possibilités (…) », avance la résolution. La balle est à nouveau de
le camp de la Commission européenne.@

Les opérateurs télécoms reprochent aux ayants droits de limiter l’accès aux contenus audiovisuels

Licences, droits d’auteur, minimums garantis, chronologie des médias, honoraires… Les opérateurs télécoms historiques (Orange, Deutsche Telekom, KPN, Belgacom, etc) dénoncent auprès de la Commission européenne les freins
à la circulation des œuvres et contenus audiovisuels.

« Les nouvelles et convergentes plateformes [numériques] sont confrontées à des difficultés pour accéder à des contenus premium [audiovisuels], à des conditions et dans des délais raisonnables. La disponibilité de ces contenus premium est entravée par des pratiques qui s’appliquaient dans un monde analogique et qui n’ont plus de raison d’être dans un environnement digital », se sont plaints les opérateurs télécoms historiques européens auprès de la Commission européenne.

Producteurs et ayants droits en cause
Dans sa réponse à la consultation publique sur le livre vert sur la convergence audiovisuelle (1), l’ETNO – l’organisation qui les réunit à Bruxelles depuis vingt ans (2) – s’en prend aux producteurs audiovisuels et cinématographiques. « Acquérir des licences auprès des ayants droits (producteurs) peut devenir difficile pour les nouveaux entrants ou les concurrents plus fragiles économiquement. Et l’accès à l’offre de gros de chaînes proposant des contenus premium s’avère difficile pour les fournisseurs de services qui essaient d’établir une nouvelle plateforme, soit sur une infrastructure déjà utilisée pour la distribution de services appropriés (TV payant sur réseau câblé, par exemple), soit sur une infrastructure alternative (réseau DSL versus TV par satellite ou TNT, par exemple) », expliquent les opérateurs télécoms européens, parmi lesquels Orange, TDF, Deutsche Telekom, KPN, Belgacom, TeliaSonera, Telefonica, Telecom Italia ou encore Swisscom. Ensemble, ils dénoncent les « intentions protectionnistes » de certains acteurs traditionnels à la fois présents dans la distribution et la production audiovisuelles,
« lesquels voient dans le haut débit et Internet en général une grande menace pour leurs activités ». Les opérateurs télécoms historiques ont maille à partir avec les chaînes de télévision historiques, et plus généralement avec l’industrie des contenus. L’ETNO pointe notamment du doigt les droits de propriété intellectuelle, soupçonnés de freiner la libre circulation des œuvres audiovisuelles et l’accès aux chaînes : « Nous acceptons entièrement le besoin des détenteurs de droits de percevoir une juste rémunération pour leurs œuvres. Cependant, quand [le droit d’auteurs] prend la forme de protection de contenu haut de gamme, il devrait être équilibré avec le besoin et le droit d’entreprendre ». Les opérateurs télécoms fustigent aussi le fait que « souvent l’industrie des contenus et les majors ont, en particulier, un haut pouvoir de négociation et imposent unilatéralement des conditions pour la disponibilité de contenu haut de gamme ». Et de citer pêle-mêle : les minima garantis, les frais d’honoraires, les fenêtres de diffusions liées à la chronologie des médias (lire encadré ci-dessous), les catalogues limités, les obligations pour des
« questions de sécurité », les licences pour des territoires et des technologies fragmentés, l’obligation de pratiquer le « géo-blocage » – rendant impossible la mise en place de services pan-européens –, ou encore les exclusivités. Sur toutes ces conditions sont jugées contraignantes : « Ces clauses aboutissent à empêcher les fournisseurs innovants (principalement de services à la demande) d’accéder à des contenu haut de gamme et quasi-haut de gamme, avec la conséquence que les consommateurs sont souvent privés de la possibilité d’avoir accès à ce contenu sur des plateformes convergentes ». Surtout que dans certains cas, les consommateurs ne peuvent même pas accéder à des contenus de bonne qualité. L’ETNO n’épargne pas non plus les plateformes en ligne d’applications (3), notamment l’App Store d’Apple et la Smart TV
de Samsung. @

Charles de Laubier

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Haro sur la chronologie des médias
Dans leur réponse à la consultation de la Commission européenne sur son livre vert surnommé TV connectée, les opérateurs télécoms historiques européens regrettent
que « les stratégies marketing pour les sorties de films des majors influencent le développement de nouvelles activités [en ligne], puisque les studios de cinéma concentrent 100 % de leurs budgets marketing dans la première fenêtre associée à la sortie en salle ». Pour eux, la chronologie des médias « sape la capacité des éditeurs
et des distributeurs à proposer des contenus audiovisuels haut de gamme ». Et se demandent pourquoi les fenêtres des circuits de diffusion (salles, chaînes, …) sont « trop longues », alors que celles de la vidéo à la demande (VOD) sont «limitées» ? Résultat :
« Cela aboutit à une pénalisation déloyale et disproportionnée des services en ligne et en conséquence l’indisponibilité des contenus ouvrant la porte à la piraterie numérique ». @

Le second marché du numérique : une « occasion » qui dérange les droits d’auteur

La Cour de justice européenne a précisé, dans un arrêt du 3 juillet 2012, que
le droit de distribution d’un logiciel est épuisé après téléchargement payant
et sans limitation de durée. Le logiciel peut alors être revendu « d’occasion ».
Cette solution pourrait s’appliquer aux musiques, aux films ou aux livres.

Par Claude-Etienne Armingaud, avocat (photo), et Etienne Drouard, associé, cabinet K&L Gates

Dans le cadre de son interprétation de l’article 4.2 de la directive européenne dite « Logiciels », sur la protection juridique des programmes d’ordinateur (1), la Cour de
justice de l’Union Européenne (CJUE) considère le droit
de distribution comme étant épuisé, lorsque le titulaire des droits d’auteur a concédé à un licencié le droit d’utiliser une copie sans limitation de durée, que cette copie soit matérielle ou numérique.

Téléchargement et transfert des droits d’auteur
Une telle interprétation du transfert des droits de propriété intellectuelle semble ainsi mettre fin à une ambiguïté qui persistait sur la nature exacte du contrat de licence, notamment pour la distribution de logiciels par téléchargement. Le raisonnement suivi par la CJUE est d’une limpidité rare : « L’article 4, paragraphe 2, de la [directive ‘’Logiciels’’] doit être interprété en ce sens que le droit de distribution de la copie d’un programme d’ordinateur est épuisé si le titulaire du droit d’auteur, qui a autorisé, fut-il à titre gratuit,
le téléchargement de cette copie sur un support informatique au moyen d’Internet, a également conféré, moyennant le paiement d’un prix destiné à lui permettre d’obtenir
une rémunération correspondant à la valeur économique de la copie de l’oeuvre dont il
est propriétaire, un droit d’usage de ladite copie, sans limitation de durée ». La CJUE a ainsi considéré qu’une licence d’utilisation du logiciel devait être considérée comme un
« tout indivisible » : sa mise à disposition par téléchargement n’est pas un acte de communication, mais bien un acte de distribution. La conséquence pratique revient à appliquer au contrat de licence du logiciel un épuisement du droit de distribution empêchant le titulaire des droits de propriété intellectuelle sur l’oeuvre logiciel d’en
interdire la revente d’occasion. Autrement dit, développe la CJUE : « En cas de revente d’une licence d’utilisation emportant la revente d’une copie d’un programme d’ordinateur téléchargée à partir du site Internet du titulaire du droit d’auteur, licence
qui avait été initialement octroyée au premier acquéreur par ledit titulaire du droit sans limitation de durée et moyennant le paiement d’un prix destiné à permettre à ce dernier d’obtenir une rémunération correspondant à la valeur économique de ladite copie de son oeuvre, le second acquéreur de ladite licence, ainsi que tout acquéreur ultérieur de cette dernière, pourront se prévaloir de l’épuisement du droit de distribution prévu à l’article 4, paragraphe 2, de cette directive et, partant, pourront être considérés comme des acquéreurs légitimes d’une copie d’un programme d’ordinateur, au sens de l’article 5, paragraphe 1, de ladite directive, et bénéficier du droit de reproduction prévu à cette dernière disposition ».
La condition de cet éventuel transfert en seconde main nécessite, cependant, que l’acquéreur initial du logiciel rende inutilisable sa propre copie au plus tard au moment de
la revente. En outre, si elle portait sur un nombre d’utilisateurs dépassant les besoins de l’acquéreur initial, la licence acquise originellement ne pourrait pas être scindée pour une revente partielle à un tiers. L’acquéreur d’occasion, de son côté, sera considéré comme un « acquéreur légitime », au sens de l’article 5, paragraphe 1 de la directive « Logiciels » (2). Cela lui confèrera le droit d’utiliser le logiciel de manière conforme à sa destination, et
il pourra donc procéder au téléchargement de sa copie mise à jour directement à partir du site Internet du titulaire du droit d’auteur ou de son distributeur (3).

Revente de licences « d’occasion »
Il est ainsi clairement énoncé le droit de la revente de licences « d’occasion »
sous certaines conditions. La Verbraucherzentrale Bundesverband, fédération des organisations de consommateurs allemands, a d’ores et déjà initié des poursuites sur
le fondement de la décision de la CJUE contre un éditeur de logiciels (4). Ces précisions pourraient accélérer le développement de nouveaux modèles économiques de mise à disposition des logiciels, autres que les licences permanentes, mais également toucher d’autres secteurs concernés par les droits d’auteur. Le changement opéré par la CJUE sur la revente de logiciels d’occasion pourrait reconfigurer l’environnement écono-mique du logiciel et permettre l’émergence de nouveaux acteurs dédiés aux opérations de revente, qui devront respecter les conditions strictes posées par la CJUE et, notamment, s’assurer que la copie revendue est effectivement effacée ou désactivée par l’acquéreur initial, afin que ce dernier ne puisse plus l’utiliser du fait de sa revente à un tiers.

Eviter les rentes d’œuvres téléchargées
Le raisonnement suivi par la Cour est destiné à éviter des restrictions sur les reventes
de copies au-delà de ce qui était nécessaire, afin de ne pas laisser perdurer une forme de rente concernant les logiciels téléchargés. Néanmoins, des éditeurs pourraient développer des approches détournées pour maîtriser le contrôle de la distribution du logiciel, au-delà de la vente initiale.
Comment les éditeurs de logiciels pourraient-ils éviter l’épuisement du droit de
distribution ? En premier lieu, ils peuvent mettre en place eux-mêmes des platesformes d’échange et de revente, avec des systèmes de contrôle spécifiques, mais également proposer des services connexes, tels que la maintenance. Par ailleurs, les éditeurs seront plus enclins à développer d’autres solutions de distribution des logiciels. En effet, l’arrêt de la CJUE ne concerne que les logiciels acquis pour une durée illimitée et non les licences temporaires. Il serait donc possible de réduire la portée de l’arrêt très simplement, par des contrats de licence annuels et renouvelables. Enfin, l’arrêt ne concerne pas la location de logiciels ou encore les offres sans possession par téléchargement, telles que le cloud computing ou la distribution en mode SaaS (Softwareas- a-Service). En effet, ce type de procédé transforme la démarche initiale d’acquisition de logiciels en une consommation de services, sans transfert de quelque droit de propriété ou d’usage.
Du droit européen du logiciel à la propriété intellectuelle mondiale, va-t-on vers un
« world wide mess » ? S’oriente-t-on vers une généralisation du procédé à toute la propriété intellectuelle ? Peut-on étendre la théorie de l’épuisement du droit de distribution aux autres œuvres protégées par des droits d’auteur, telles que la musique, la vidéo ou
le livre ? Ces autres œuvres sont régies par une autre directive que la directive
« Logiciels » : la directive dite DADVSI5, dont le considérant 28 stipule que « la première vente dans la Communauté [européenne] de l’original d’une oeuvre ou des copies de celle-ci par le titulaire du droit ou avec son consentement, épuise le droit de contrôler
la revente de cet objet dans la Communauté ». On retrouve donc la même notion d’épuisement des droits, en matière de droits d’auteur comme en matière de logiciels.
En conséquence, il semblerait ainsi que, dans le cadre d’une première vente au sein de la Communauté européenne, il n’y ait pas d’obstacle à suivre la même logique juridique pour la revente d’œuvres téléchargeables.
Un des écueils pourrait être la question de la reproduction de l’oeuvre. L’arrêt de la CJUE souligne que le second acquéreur d’un logiciel peut bénéficier du droit de reproduction au sens de l’article 5.1 de la directive « Logiciels ». Cependant, la directive « DADVSI » est, elle, plus restrictive non seulement pour les actes de reproduction qui touchent les autres droits d’auteur, mais également pour les droits de distribution selon les cas de figure (6), même si un léger bémol peut être apporté afin de ne pas causer un « préjudice injustifié aux intérêts légitimes du titulaire du droit » (7). @

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ReDigi veut exporter la « vente d’occasion » de musique en Europe
A la suite de l’arrêt de la CJUE, la start-up américaine ReDigi prévoit de s’implanter sur
le marché européen (8). Elle propose déjà aux Etats-Unis la possibilité de revendre d’occasion des fichiers numériques audio, comme une alternative au piratage et au partage. Le fondement juridique initial de son modèle économique repose sur la doctrine américaine de la « First Sale » ou première vente, sorte d’équivalent de l’épuisement européen du droit d’auteur lors de la première transaction, dans le cadre du numérique. ReDigi propose ainsi un service de revente de titres achetés sur l’iTunes d’Apple. Tout utilisateur de la plate-forme de ReDigi est tenu, lors de l’inscription, de télécharger un logiciel propriétaire qui va s’assurer de l’authenticité du titre téléchargé, ainsi que de l’effacement des copies additionnelles du fichier vendu, une fois la vente réalisée. Après avoir placé sur la plateforme de ReDigi le titre mis en (re)vente, le (re)vendeur potentiel continue à y avoir accès en streaming jusqu’à la finalisation de la vente. ReDigi propose également d’autres solutions qui permettent aux artistes de percevoir directement des droits pour la revente de leurs titres et les intègre ainsi directement au développement
de sa plate-forme.
ReDigi s’est néanmoins attiré les foudres des majors du disque et de la RIAA
(Recording Industry Association of America), qui y voient une mise en péril de leur modèle économique fondé sur l’objet matériel et sur le contenu attaché à un terminal et à un seul utilisateur (9). @

Licence Internet et copie privée : l’Europe ne veut pas que les consommateurs paient deux fois

Le médiateur António Vitorino a remis au commissaire européen Michel Barnier
ses recommandations pour réformer les systèmes de taxes pour copie privée
au sein des Vingt-sept. En tête de ses recommandations : limiter le recours à
ce système de rémunération, au profit des contrats de licence.

« Je recommande de clarifier que les copies qui sont faites par les utilisateurs pour un usage privé, à partir d’un service en ligne bénéficiant de licences de la part des ayants droits, ne portent aucune atteinte qui exigerait la rémunération supplémentaire sous forme d’une redevance pour copie privée », écrit le médiateur António Vitorino (notre photo), dans son rapport (1) remise le 31 janvier à
la Commission européenne (2).

Limiter le recours à la taxe « copie privée »
Objectif : inciter les acteurs du Web à contractualisation des licences avec les titulaires droits de la musique, du cinéma ou encore de l’édition. Selon le médiateur, certains opérateurs Internet seraient tentés « d’élargir l’interprétation de l’exception de copie
privée, en vue de contourner la nécessité de conclure des licences avec les ayants
droits ». Selon lui, les plates-formes de services en ligne devraient « normalement » s’appuyer sur des accords de licence permettant aux détenteurs de droits d’« être rémunérés directement pour toutes les formes de consommation de leur contenu créatif ». Autrement dit : dès lors que les ayants droits sont rétribués directement par des contrats de diffusion sur Internet, le médiateur ne trouve « pas justifié pour les consommateurs de payer une seconde fois, sous la forme d’une taxe [pour copie privée] ». La Commission européenne fait sienne cette volonté de limiter le recours aux régimes indirects de redevances, en faisant en sorte que le droit de copie privée exercé dans le cercle restreint familial soit compris dans les contrats de diffusion Internet. Et ce, afin de ne pas donner lieu des rémunérations supplémentaires. « Je veillerai à ce que les recommandations faites par [António] Vitorino soient prises en compte dans le cadre des prochaines étapes dans ce dossier des redevances pour copie et reproduction privées, et notamment dans le contexte du réexamen en cours du cadre juridique européen sur le droit d’auteur »,
a en effet aussitôt déclaré Michel Barnier, commissaire européen en charge du Marché intérieur. Ce dernier a cependant reporté à 2014 toute décision quant à la révision de la directive de 2004 sur la protection de la propriété intellectuelle (3).
Conjugué au fait que le recours à la copie privée baisse au fur et à mesure de l’augmentation du streaming au détriment du téléchargement (4), le médiateur se dit conscient que les redevances pour copie privée diminuent elles aussi. Internet permet
aux internautes et aux mobinautes de créer des playlists qu’ils peuvent partager avec d’autres, de stocker leurs musiques, films ou toutes autres œuvres, voire de les mettre
en équivalence via un service de « matching » pour les rendre accessibles dans leur bibliothèque personnelle en ligne à partir de n’importe quel de leurs terminaux. Le stockage à distance des œuvres dans le « cloud » d’un prestataire tend en plus à rendre obsolète la notion de copie privée. « Ces nouveaux services complexes ont en commun le fait qu’ils doivent être basés sur des accords de licence avec les titulaires de droits, puisque très peu d’éléments du service sont potentiellement couverts par une exception [au droit d’auteur] », affirme António Vitorino.
Encore faut-il que les contrats de licence prévoient que les consommateurs puissent continuer à faire des copies. « Une personne s’abonnant à un service musique en streaming ne doit pas seulement payer pour le streaming online à destination de ses terminaux, mais aussi pour créer des playlists qui peuvent être écoutées même une
fois déconnecté », explique encore le médiateur. Son rapport rappelle au passage que
le système de redevance pour copie privée avait été créé dans un environnement
offline analogique qui ne permettait pas à l’époque aux ayants droit d’être dédommagés autrement des copies faites par les utilisateurs. Alors qu’aujourd’hui, les services numériques online (5) offrent cette possibilité de maîtriser la diffusion en ligne des
œuvres et de rémunérer les auteurs en fonction du succès et des copies de leurs
création sur Internet.

Limiter le recours à la taxe « copie privée »
« Les services en ligne permettent de prendre des mesures beaucoup plus ciblée vers
les utilisateurs pour protéger les droits d’auteur, y compris pour les copies faites dans
le cadre privé. Les contenus peuvent être délivrés exactement de la manière à laquelle l’utilisateur s’y attend. Les contrats de licence reflètent ces nouvelles façons de distribuer les contenus aux consommateurs et de rémunérer les ayants droits en juste proportion de l’exploitation en ligne de leurs œuvres », poursuit le rapport. Michel Barnier a maintenant toutes les cartes en main pour engager les réformes qui s’imposent. @

Charles de Laubier