Le centre de gravité du groupe Apple se déplace de plus en plus vers la Chine dont il est dépendant

Apple, l’icône américaine du capitalisme, a brisé le 3 janvier le plafond de verre des 3.000 milliards de dollars de valorisation boursière. Cette performance historique a été atteinte grâce à la Chine communiste, où la marque à la pomme voit ses revenus croître le plus.

Les résultats du premier trimestre d’Apple – à l’exercice fiscal annuel décalé (clos fin septembre) – seront présentés le 27 janvier prochain : cinq jours avant le Nouvel An chinois… Si la tendance se poursuit, la Chine continuera d’être le marché à la plus forte croissance en termes de chiffre d’affaires et de marge. Pour l’année précédente allant d’octobre 2020 à septembre 2021, plus de 68,3 milliards de dollars de ses revenus provenaient de la « Grande Chine » (dixit Apple pour englober la Chine continentale, Hong Kong et Taïwan). Ce fut un « bond en avant » de 70 % sur un an pour en arriver à peser près de 20 % de son chiffre d’affaires global (1).

Entre capitalisme et communisme
Cette dépendance de la marque à la pomme vis-à-vis de la Chine du « Grand Timonier » Xi Jinping ne date pas d’hier puisqu’elle avait même représentée 22,5 % en 2015/2016 sur un total à l’époque de 215,6 milliards de dollars de chiffre d’affaires (2). En atteignant le 3 janvier dernier les 3.000 milliards de dollars de valorisation boursière à New- York, du jamais vu de toute l’histoire du capitalisme, le groupe dirigé depuis plus de dix ans par Tim Cook (photo) le doit en grande partie à Pékin où siège le gouvernement communiste de la République populaire. « Les revenus en Chine ont augmenté en 2021 par rapport à 2020, principalement en raison de la hausse des ventes d’iPhone, d’iPad et de services. La vigueur du yuan chinois par rapport au dollar américain a eu un effet favorable sur les ventes dans la Grande Chine », se félicite la firme de Cupertino dans son rapport annuel enregistré fin octobre 2021 auprès de la SEC (3). Mieux, la Chine continentale, Hong Kong et Taïwan – où est son premier sous-traitant pour la fabrication de ses iPhone, Hon Hai Precision Industry, alias Foxconn – contribuent ensemble à hauteur de 20,8 % au résultat opérationnel d’Apple sur son dernier exercice, lequel s’établissait à 137 milliards de dollars. Ce qui correspond à presqu’un doublement (86,8 %) sur un an.
La Chine est plus que jamais le second marché national d’Apple, après les Etats-Unis. Or les tensions politico commerciales entre Washington et Pékin, notamment l’ostracisme d’Etat contre son rival Huawei (5), exposent de plus en plus la marque à la pomme à des turbulences. « Les tensions entre les Etats-Unis et la Chine ont entraîné une série de droits de douane imposés sur les importations en provenance du continent chinois, et d’autres restrictions commerciales », déplore Apple. Quant aux coûts accrus des semi-conducteurs et des matières premières qui entrent dans la fabrication des iPhone, iPad ou « iWatch » (métaux dits « terres rares » en tête), dont la majeure partie provient de l’Empire du Milieu, « ils ont une incidence négative sur la marge brute ».
Qu’à cela ne tienne. Tim Cook, dont le salaire a bondi l’an dernier de 570 % à 100 millions de dollars, apparaît plus que jamais sinophile. N’a-t-il pas signé personnellement en 2016 un accord secret de 275 milliards de dollars sur cinq ans avec la Chine lors d’un déplacement ? Objectif : obtenir un allègement des restrictions réglementaires de Pékin sur l’icône high-tech américaine. En contrepartie de concessions, le successeur de Steve Jobs se serait engagé à mettre Apple au service de l’économie locale chinoise et à répondre aux demandes de censures chinoises. C’est du moins ce qu’a révélé le 7 décembre dernier The Information (6). Concernant par exemple la protection de l’environnement, et à défaut de protection de la liberté d’expression en Chine, Apple a commencé dès 2014 à construire sur le sol chinois un de ses premiers projets solaires (comme à Sichuan). Les usines d’assemblage d’iPhone en Chine (comme à Chengdu et Shenzhen) se sont alors fixées comme objectif à trois ans de réduire la consommation d’énergie de 20 %. « Deux nouveaux centres de données en développement en Chine, l’un dans la province de Guizhou, l’autre en Mongolie intérieure, devraient être mis en service en 2021, et nous avons des projets en Chine pour fournir aux centres de données une énergie 100 % renouvelable », a promis en mars dernier Lisa Jackson vice-présidente d’Apple, en charge de l’environnement (7).

Protéger l’environnement, pas la liberté ?
Apple a en outre lancé un fonds chinois pour l’énergie propre (China Clean Energy Fund) afin d’investir – pour ses besoins propres et ceux de ses fournisseurs (comme à Guangzhou) – dans des gigawatts d’énergie renouvelable. Apple contribue aussi en Chine au bien-être des forêts et à la bonne gestion de l’eau. La firme de Cupertino s’est même engagée auprès du gouvernement chinois à respecter le règlement de Pékin visant à réduire les composés organiques volatils (solvant, encres, dégraissant, revêtements, dissolvant, nettoyants, etc.) dans le cadre de l’initiative chinoise « Ciel bleu ». @

Charles de Laubier

Mis à part Google et YouTube, le groupe Alphabet va-t-il gagner de l’argent avec ses « autres paris » ?

« Other bets » : ce sont les investissements d’Alphabet dans d’autres domaines d’innovation que les services de Google (YouTube compris). Si leur revenus sont embryonnaires, ils s’acheminent petit à petit vers le milliard de dollars de chiffre d’affaires. Mais leur déficit est encore abyssal.

« Alphabet est un ensemble d’entreprises – dont la plus grande est Google – que nous déclarons sous deux segments : Google Services et Google Cloud. Nous déclarons toutes les entreprises non- Google collectivement en tant qu’”autres paris”. Ces other bets comprennent des technologies à un stade plus précoce, qui sont plus éloignées de notre cœur de métier Google. Nous adoptons une vision à long terme et gérons le portefeuille des “autres paris” avec la discipline et la rigueur nécessaires pour générer des rendements à long terme », assure la maison mère de Google, dirigée par Sundar Pichai (photo) depuis décembre 2019.

Diversification encore très déficitaire
Si 92,3 % du chiffre d’affaires 2020 du groupe Alphabet dépend des revenus de la galaxie « Google » (Google Search, YouTube, Android, Chrome, Google Maps, Google Play ou encore Google Network), et même 99,5 % si l’on inclut Google Cloud, le reliquat est généré par les « autres paris » d’Alphabet à hauteur de 657 millions de dollars. C’est une goutte d’eau pour la firme de Mountain View (Californie), mais elle espère en tirer des bénéfices au cours des prochaines années. Bien que la croissance des recettes générées par ces other bets n’ait pas été au rendez-vous entre 2019 et 2020 (- 0,3 %), le premier semestre de l’année 2021 (au 30 juin) fait meilleure figure avec un bond de 37,8 % du chiffres d’affaires des « autres paris », à 390 millions de dollars sur six mois, par rapport à la même période un an auparavant.
Selon les prévisions de la banque américaine Goldman Sachs, qui a annoncé mi-septembre la couverture du titre Alphabet (1), les « autres paris » pourraient frôler à fin 2022 la barre du milliard de dollars de chiffre d’affaires (à savoir 910 millions de dollars l’an prochain, contre une estimation supérieure à 800 millions cette année). Pour autant, Alphabet doit en contrepartie consentir à d’importantes pertes opérationnelles sur ses « autres paris » : plus de 2,5 milliards de pertes sur les six premiers mois de cette année (aggravé de 13,6 % sur un an), alors que l’année 2020 dans son ensemble accusait déjà plus de 4,4 milliards de dollars de déficit opérationnel dans ces other bets (mais cette fois en amélioration de 7,2 % par rapport à 2019). Cela dit, Alphabet consacre beaucoup d’argent annuellement à sa R&D : plus de 15 % de chiffre d’affaires global, soit 27,5 milliards de dollars en 2020 (et rien que sur le premier semestre 2021 une enveloppe de 15,1 milliards de dollars). Et au cas où cela ne suffirait pas, notamment pour faire de nouvelles acquisitions stratégiques et de start-up, Alphabet dispose en plus (au 30 juin 2021) de 135,9 milliards de cash disponible (2). Pour l’heure, le « G » de GAFA fondé par Larry Page et Sergey Brin – restructuré en octobre 2015 sous la holding Alphabet (3) – tient à rassurer sur ses coûteux et risqués investissements diversifiés – dont certains ont été abandonnés, nous le verrons, faute de viabilité. « L’investissement d’Alphabet dans notre portefeuille “autres paris” comprend des entreprises émergentes à divers stades de développement, allant de celles en phase de recherche et développement à celles qui en sont aux premiers stades de commercialisation, et notre objectif est qu’elles deviennent prospères, à moyen et à long terme. Bien que ces entreprises en démarrage connaissent naturellement une grande incertitude, certaines d’entre elles génèrent déjà des revenus et font d’importants progrès dans leurs industries », tente de rassurer Alphabet dans son rapport annuel 2020.
Quatre filiales sont le plus avancées dans leur développement et réalisation ; elles sont aussi les seules filiales de la nébuleuse « autres paris » à être mentionnées dans ses tout derniers rapport financiers (annuel 2020 et semestriel 2021), sans pour autant mentionner de résultats pour chacune d’elle.

Des acquisitions et des levées de fonds
Waymo travaille à rendre les transports plus sécurisés et plus faciles pour tous, en particulier avec la voiture autonome ; Verily élabore des outils et des plateformes pour améliorer les résultats en matière de santé ; Fitbit, dont l’acquisition annoncée il y a près deux ans pour 2,1 milliards de dollars a été finalisée en janvier dernier, est présent sur le marché des objets connectés d’activités physiques ou wearables ; DeepMind Technologies, société britannique et consacrée à la recherche en intelligence artificielle et en réseaux neuronaux pour imiter la mémoire du cerveau humain, a été créée en 2010 et est devenue quatre ans après une filiale d’Alphabet. Parmi elles, la filiale de véhicules autonomes Waymo, qui fait circuler depuis 2017 des robotaxis sans chauffeur à Phoenix (Arizona) et depuis février dernier à San Francisco (Californie), appuie sur l’accélérateur après avoir levé en juin 2,5 milliards de dollars – après les 3 milliards obtenus l’an dernier. D’autres actifs moins connus sont dans le portefeuille d’investissement d’Alphabet tels que la filiale Calico (Calico Life Sciences) spécialisée dans le contrôle biologique du vieillissement humain pour permettre aux gens de mener une vie plus longue et en bonne santé (4).

Des échecs aussi : Loon, Makani, Quayside…
La start-up Wing, elle, est spécialisée dans les drones de livraison et existe en tant que société depuis 2018 après avoir été incubée en tant qu’un des projets « X » – de l’ex-Google X – il y a près de dix ans. Autre filiale d’Alphabet : Intrinsic, issue elle aussi des projets X, est devenue une société en juillet dernier pour poursuivre le développement et la commercialisation de solutions de robotique industrielle boostées au machine learning et à l’IA, flexibles et à prix abordables. Dans l’urbanisme et les smart cities, la filiale newyorkaise Sidewalk Labs créée en 2010 œuvre, elle, à l’amélioration de l’infrastructure urbaine pour réduire le coût de la vie dans le transport, le parking et la consommation d’énergie.
Mais les paris peuvent se traduire par des échecs, c’est le jeu : en janvier dernier, Alphabet a annoncé la fermeture sa filiale Loon – créé en 2018 après être sortie du laboratoire Google X, et l’abandon de son projet d’apporter l’accès Internet à haut débit dans les zones les plus reculées du globe à l’aide de ballons stratosphériques. L’opérateurs télécoms du Kenya en avait été le premier et seul client. Alphabet a aussi jeté l’éponge en fermant en février 2020 sa filiale Makani Technologies, société californienne créée en 2006, acquise en 2013, et spécialisée dans la fabrication d’éoliennes aéroportées – des « cerfs-volants énergétiques » qui devaient être destinés au plus grand nombre (les codes et les brevets ayant néanmoins été mis dans le domaine public).
Du côté de la filiale newyorkaise Sidewalk Labs, le projet « Quayside » de futur quartier intelligent et durable créé ex-nihilo dans la ville canadienne de Toronto, a dû être abandonné en mai 2020 – soit au bout de trois ans de gestation – car jugé trop technologique et peu viable économiquement. Plus récemment, Google a confirmé fin septembre avoir renoncé à lancer Plex, un projet de banque en ligne avec Citigroup (Citi) ou la Banque de Montréal (BMO) comme partenaires.
D’autres projets sont encore en gestion dans l’incubateur X Development (ex-Google X) qui encourage les moonshots, comprenez les rêves impossibles, les grandes ambitions :
• Mineral met au point de nouvelles technologies pour aider à bâtir un système alimentaire plus durable, plus résilient et plus productif (foodtech) ;
• Tidal développe un système de caméras sous-marines doté d’outils de perception et de visibilité des écosystèmes océaniques pour mieux les comprendre et les protéger ;
• le Everyday Robot Project fabrique des robots qui peuvent fonctionner en toute sécurité dans le quotidien des humains grâce au machine learning ;
• Taara teste dans des zones rurales d’Inde et d’Afrique une technologie d’accès haut débit à Internet qui utilise des faisceaux lumineux ;
• Glass Enterprise Edition est le développement (par l’ex-Google X) et la fabrication (par Foxconn) de lunettes de réalité augmenté pour le monde professionnel (au-delà donc des Google Glass grand public lancées en 2013 puis arrêtées en 2015) ;
• Malte construit une technologie de stockage d’énergie (gridscale) qui stocke l’électricité à partir de sources d’énergie renouvelables sous forme de chaleur à l’intérieur de grands réservoirs de sel fondu ;
• Project Foghorn cherche à créer du carburant propre à partir de l’eau de mer ;
• Dandelion (qui veut dire pissenlit) veut réduire les coûts de chauffage et les émissions de carbone grâce à l’énergie géothermique ;
• BrainBrain vise à apporter les avantages de l’IA et de l’apprentissage automatique à tous ;
• Chronique consiste à aider les entreprises à trouver et à arrêter les cyberattaques.
Cet inventaire à la Prévert de la diversification d’Alphabet est, depuis septembre dernier, présenté et censé être actualisé sur le nouveau site web de la société X Development (5) et non plus sur le blog de la « Team X » (6). La filiale « X » d’Alphabet recrute à tour de bras, surtout des ingénieurs, des scientifiques et des inventeurs pour ses différents actifs incubés (7). A condition que les candidats aient la culture « moonshot », afin de repousser les limites de l’impossible.

Google reste la vache-à-lait d’Alphabet
Pendant ce temps-là, la galaxie « Google » a profité de la crise sanitaire pour être plus que jamais la vache à lait d’Alphabet : Goldman Sachs table sur un chiffre d’affaires mondial du géant du Net dans son ensemble (« autres paris » compris) pour cette année 2021 dépassant la barre des 200 milliards de dollars, à plus de 206,3 milliards, contre 182,5 milliards l’an dernier (8) où le bénéfice net était de 40,2 milliards de dollars. Ce qui permet donc à Sundar Pichai de faire par ailleurs des paris risqués et onéreux. @

Charles de Laubier

Sébastien Soriano (IGN) veut tenir tête à Google Maps

En fait. Le 27 septembre, Amélie de Montchalin, ministre de la Transformation et de la Fonction publiques, a présenté la « feuille de route » de l’Etat pour « l’ouverture, la circulation et la valorisation des données publiques ». Exemple : l’IGN prône la souveraineté des géodonnées face à Google Maps.

En clair. L’ancien président de l’Arcep, Sébastien Soriano, est depuis mi-décembre 2020 directeur général de l’Institut national de l’information géographique et forestière (IGN). Celui qui voulait « barbariser la régulation pour réguler les barbares » (1), comprenez les GAFAM, a eu beau se mettre au vert, il se retrouve à nouveau face aux Google, Apple, Facebook ou encore Microsoft qui nourrissent l’ambition de cartographier le monde entier en 3D et d’y capter toutes les géodonnées. Google Maps, par exemple, raisonne « global » et « gratuit » alors que l’IGN a vocation à être « national » et «monopole » – la Commission européenne ayant tout de même demandé il y a dix ans à la France d’abroger le droit exclusif (2) dont il bénéficie depuis un décret du 22 novembre 2004.
Depuis, l’ère de l’open data des données publiques pousse l’Etat à rendre accessible gratuitement sa « mine d’or » d’informations et en particulier depuis le 1er janvier 2021 les géodonnées du « Plan IGN ». Les géoportails français (3) et européen (4) contribuent à cette démocratisation de la cartographie. Sinon, les géants du numérique en Europe, tous américains, imposeront leurs Google Maps, Facebook Live Maps (projet Aria compris), Apple Maps et autres Microsoft Maps (Azure Maps inclus) aux GPS grand public, à l’environnement ou encore à la voiture autonome. « Les géodonnées sont une véritable mine d’or ; les géants du numérique l’ont compris. […] Ces derniers ont développé leur propre système cartographique. Mais aussi pratique que soit Google Maps, là ne résident pas les clés d’une compréhension du monde utile au sursaut nécessaire de l’humanité face au péril écologique », prévient Sébastien Soriano dans un point de vue paru le 15 septembre dernier dans Ouest-France.
Et le directeur général de l’IGN d’ajouter : « C’est par l’intelligence collective en France et en Europe que nous pourrons construire des “communs” numériques en contrepoint des silos de données des GAFA. [Et] par l’accès libre et gratuit aux données » (5). Pour assurer à l’Etat une « souveraineté des géodonnées » et des « géocommuns », outre la création d’une « géoplateforme » hébergée chez OVHcloud (lire p. 5), l’IGN a entrepris de modéliser en 3D l’Hexagone, par télédétection au laser – ou Lidar (6) – et avec l’intelligence artificielle, moyennant un investissement de 60 millions d’euros sur trois ans. @

L’Arcep et la FFTélécoms : d’accord sur les GAFA

En fait. Le 26 mai, la présidente de l’Arcep, Laure de La Raudière, a annoncé sur BFM Business qu’elle allait suggérer à Thierry Breton de prendre des mesures au niveau européen pour faire payer plus les GAFA pour la bande passante qu’ils utilisent. La mesure divise mais elle est poussée par la FFTélécoms.

En clair. « C’est un vieux débat, selon lequel les GAFA doivent payer plus pour le financement des réseaux s’ils occupent la bande passante. C’est un débat qui doit se passer au niveau européen. C’est un débat que j’avais initié il y a une dizaine d’années, alors que j’étais députée, en me disant qu’il ne serait pas finalement illogique de mettre au niveau européen une “terminaison d’appel data”, c’est-à-dire des échanges de financements à l’interconnexion du réseau Internet », a déclaré Laure de La Raudière (LDLR) le 26 mai sur BFM Business. La présidente de l’Arcep est sur la même longueur d’onde que la Fédération française des télécoms (FFTélécoms), laquelle ne cesse de faire des appels du pied au régulateur pour obliger les géants du numérique à payer pour les réseaux qu’ils utilisent mais qu’ils ne financeraient pas – alors qu’en réalité ils ont des accords, lorsqu’ils n’investissent pas eux-mêmes dans leur propre infrastructure. « Tout une partie de la valeur est captée par les GAFA (…). Or, ils n’investissent pas un euro dans les infrastructures. (…) C’est une situation qui ne peut plus durer. (…) Les GAFA pourraient donc contribuer proportionnellement à leur utilisation du réseau », avait par exemple glissé Arthur Dreyfuss, alors président de la FFTélécoms, dans un entretien à Capital il y a près de deux ans (1). Il se trouve que le secrétaire général d’Altice France/SFR a repris (2) les fonctions de président de la fédération (dont n’est pas membre Free) depuis le 1er juin 2021, pour un mandat d’un an. Si LDLR et Arthur Dreyfuss semblent s’être donnés le mot, l’approche du régulateur est plus européenne. « Je pense que ce n’est pas envisageable au niveau français, a précisé la présidente de l’Arcep, parce qu’il y aurait des effets d’éviction [de contournement, ndlr] extrêmement simple (3). Au niveau européen, je l’ai souhaité (que les GAFAM contribuent pour la bande passante) ; je l’ai porté (ce débat) en son temps et je continuerai à le porter ».
Et d’ajouter : « Pour l’instant, il n’y a pas unanimité sur ce point de vue que j’exposerai à Thierry Breton [commissaire européen au Marché intérieur, ndlr] » (4). Il y a dix ans, alors députée, LDLR – et sa collègue Corinne Ehrel – avait mené « une réflexion sur une “terminaison data” pour financer la congestion des réseaux » dans le cadre d’un rapport sur la neutralité de l’Internet (5). Orange, SFR ou encore Colt militent pour (6). @

La « taxe GAFA » imposée par plusieurs pays, dont la France, pourrait coûter très cher aux annonceurs

Google va répercuter à partir du 1er mai en France des « coûts d’exploitation » de 2% pour compenser la taxe GAFA. En Espagne aussi. D’autres pays y ont déjà droit, jusqu’à 5%de hausse : Le Royaume-Uni, l’Autriche et la Turquie. L’OCDE espère un accord international d’ici mi-2021.

Google Ads commencera à facturer de nouveaux frais supplémentaires pour les annonces diffusées dans certains pays. « A compter du 1er mai 2021, des coûts d’exploitation liés à la réglementation de 2% seront ajoutés à votre facture ou relevé pour les annonces diffusées en France. Les coûts d’exploitation liés à la réglementation sont ajoutés pour couvrir une partie des coûts associés au respect de la réglementation concernant la taxe sur les services numériques en France », a prévenu Google début mars sur le support en ligne de Google Ads (1).

Un « protectionnisme-mendiant » (Google)
Et Google de préciser : « Les frais supplémentaires seront ajoutés à vos frais Google Ads à la fin de chaque mois, et le montant correspondant sera prélevé à la date de facturation suivante ». Cette répercussion de la « taxe GAFA » sur les acteurs de la publicité est aussi mise en place en Espagne, à la même date et avec le même taux d’augmentation tarifaire. Au Royaume-Uni, même punition : depuis le 1er novembre 2020, une taxe de 2 % sur les services numériques est facturée pour les annonces diffusées dans ce pays.
En Autriche, la facture est encore plus salée puisque, depuis le 1er novembre 2020, il s’agit d’une taxe de 5 % sur les services numériques ajoutée aux factures ou relevés pour les annonces diffusées en Autriche. La Turquie y a même droit : depuis le 1er novembre 2020, 5% sont ajoutés. « Ces frais supplémentaires découlent de la nouvelle taxe sur les services numériques dans ce pays », justifie à chaque fois Google. La TVA sera facturée en plus de ces nouveaux frais supplémentaires.
Pour l’Union des marques (ex-Union des annonceurs), dirigée par Jean-Luc Chetrit, qui regroupe en France 142 membres (2), la décision de Google est regrettable. L’organisation professionnelle des annonceurs a aussitôt organisé le 17 mars dernier « une session de “questions/réponses” avec les représentants de Google ». Et ce, « compte-tenu de l’importance de cette décision et de ses conséquences potentielles pour la communication des marques ». En France, la « taxe GAFA » a été instaurée pour la première fois en Europe par une loi promulguée en juillet 2019. Cette « taxe sur les services numériques » (3) vise les géants du Net dont le chiffre d’affaires mondial dépasse les 750 millions d’euros, le prélèvement est de 3% du chiffre d’affaires réalisé dans l’Hexagone s’il dépasse les 25 millions d’euros « au titre des services fournis en France ». Sur l’année 2019, cette taxe GAFA chère au ministre français de l’Economie et des finances, a rapporté 400 millions d’euros environ et sans doute davantage sur 2020 malgré les menaces de représailles de l’ancienne administration Trump (4).
Emboîtant le pas de son voisin, l’Espagne a adopté en octobre 2020 une même taxe de 3 %. Google plaide pour une « taxe internationale » qui soit négociée au niveau de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). Karan Bhatia (photo), vice-président en charge des affaires gouvernementales et publiques de Google, avait encore plaidé dans ce sens le 25 février dernier sur un blog officiel du géant du Net : « Certains des pays qui imposent ces taxes ciblées affirment qu’elles contribuent à donner un élan à une réforme fiscale internationale plus vaste. Mais ces taxes sur les services numériques compliquent les efforts pour parvenir à un accord équilibré qui fonctionne pour tous les pays – elles ne font que revendiquer des revenus qui seraient autrement imposés aux Etats-Unis. Nous encourageons ces gouvernements à réduire ce qui est essentiellement des tarifs ou, au minimum, les suspendre pendant que les négociations se poursuivent », avait-t-il tenté de raisonner les pays instaurant une taxe GAFA (5). En vain.
Et Karan Bhatia d’enfoncer le clou : « Laissée sur la trajectoire actuelle, la discorde fiscale pourrait rapidement donner lieu à un protectionnisme “mendiant-ton-voisin” [beggar-thy-neighbor] qui affaiblirait la coopération sur de nombreuses questions ».

Les Etats-Unis renoncent au « safe harbour »
Autant l’administration Trump avait mis des battons dans les roues de l’OCDE dans le processus de réforme de la fiscalité des entreprises multinationales, provoquant à l’automne dernier l’échec des négociations, autant l’administration Biden semble disposée à trouver un accord d’ici le prochain « G20 Finance » réunissant du 9 et 10 juillet prochains les ministres des Finances et les gouverneurs des banques centrales. La nouvelle secrétaire au Trésor américain, Janet Yellen, a assuré le 26 février dernier, lors d’un G20 Finance en visioconférence, que les Etats-Unis étaient prêts à négocier des droits d’imposition entre pays de production et pays de consommation (premier pilier) et un taux minimum au niveau mondial (deuxième pilier). Elle a annoncé que Washington renonçait au principe de « safe harbour » qui, s’il avait été maintenu, aurait permis aux géants du numérique d’accepter ou pas le nouveau régime fiscal. Ce verrou est levé.

Janet Yellen d’accord avec Bruno Le Maire
Les représailles envisagées par l’administration Trump à l’encontre de produits français, en leur appliquant des droits de douane supplémentaires, avaient été suspendues juste avant la fin du mandat de Donald Trump. Avant même sa prise de fonction en janvier, Janet Yellen avait admis que « [cette taxe] permettrait de percevoir une juste part des entreprises, tout en maintenant la compétitivité de nos entreprises et en diminuant les incitations (…) aux activités offshore». Le ministre français de l’Economie, des Finances et de la Relance, Bruno Le Maire, s’est félicité de « l’engagement de la secrétaire d’Etat [au Trésor américain, Janet Yellen] en faveur d’une participation active des équipes américaines aux discussions sur la fiscalité au sein de l’OCDE, en vue d’un accord international d’ici la fin du semestre ». L’optimisme est de retour.
Ironie du calendrier : un premier Etat américain, le Maryland, a adopté le 12 février dernier une taxe sur la publicité en ligne où dominent Google et Facebook. Ce qui devrait lui rapporter 250 millions de dollars par an. Mais des voix se sont élevées aux Etats-Unis pour pointer le risque que cette taxe numérique soit répercutée sur les petites et moyennes entreprises faisant de la publicité sur Internet. Une action en justice a même été lancée conjointement par la chambre de commerce américaine (US Chamber of Commerce), l’organisation professionnelle NetChoice, ainsi que la Computer & Communications Industry Association (CCIA) et l’Internet Association (IA) (6).
Les négociations fiscales au sein de l’OCDE – auxquelles participent 137 pays dans le cadre de l’initiative BEPS (voir encadré ci-contre) visant à mettre un terme aux pratiques d’évasion fiscale des entreprises (7) – portent sur tous les secteurs d’activité, mais tous les regards se tournent vers les GAFAM. « Le numérique est la priorité des priorités, c’est pourquoi tous nos efforts porteront sur le fait de s’assurer que nous trouvions un accord sur le pilier un et deux. Notre but est d’avoir un projet d’accord global à la toute fin de juin, voire la première semaine de juillet, et que cet accord soit ensuite validé par le G20 », a déclaré début mars Pascal de Saint-Amans, directeur du centre de politique et d’administration fiscales de l’OCDE. Si les grands argentiers des vingt nations les plus riches du monde réussissaient à se mettre d’accord d’ici fin juin 2021 (alors que le G7, lui, se sera réuni du 11 au 13 juin), cela serait l’aboutissement de discussions engagées à partir de 2015. Ce serait aussi une victoire pour la France qui a été aux avant-postes de cette taxe GAFA. Mais si les négociations de l’OCDE échouaient, il n’est pas exclu que l’Union européenne (UE) mettre en place sa propre taxe GAFA. La Commission européenne prépare le terrain : elle mène une consultation publique jusqu’au 12 avril prochain sur la taxation numérique. « L’UE a besoin d’un cadre réglementaire et fiscal moderne et stable pour répondre de manière appropriée aux évolutions et aux défis de l’économie numérique. Le Conseil européen a chargé la Commission (européenne) de présenter des propositions relatives à des ressources propres supplémentaires. La taxe numérique est l’une d’entre elles » explique-t-on à Bruxelles (8).
Cette consultation publique alimentera les travaux en cours sur la proposition de taxe numérique attendue pour «mi- 2021 ». Selon la Commission européenne, « la nouvelle initiative contribuera à résoudre la question de la fiscalité équitable liée à la numérisation de l’économie et, dans le même temps, vise à ne pas interférer avec les travaux en cours au niveau du G20 et de l’OCDE sur une réforme du cadre international de l’impôt sur les sociétés ». Le risque de télescopage est grand.

Digital Services Tax (DST) en vue en Europe
Malgré le projet de Digital Services Tax (DST) à l’échelle de l’UE, plusieurs pays européens – France, Autriche, Italie, République tchèque, Espagne et, avant le Brexit, le Royaume-Uni – ont instauré des taxes unilatérales, lesquelles ont provoqué un patchwork européen et des tensions commerciales avec les Etats-Unis sous l’administration Trump. En 2019, le représentant au Commerce des Etats-Unis (USTR) avait dénoncé une « fiscalité discriminatoire » à l’égard des entreprises américaines. Le gouvernement français avait suspendu un temps la perception de sa « taxe GAFA » avant de reprendre son recouvrement. @

Charles de Laubier

ZOOM

BEPS, quésaco ?
Base Erosion and Profit Shifting (BEPS) ou base d’imposition et le transfert de bénéfices. Il s’agit d’un programme de l’OCDE visant à mettre fin aux pratiques d’évasion fiscale des entreprises, dans tous les secteurs d’activité, y compris dans l’économie numérique. Les pouvoirs publics perdent de précieuses recettes, qui, selon des estimations livrées par l’OCDE, sont comprises entre 100 et 240 milliards de dollars par an, soit 4 % à 10 % du total des recettes de l’impôt sur les sociétés au niveau mondial. Cela ne peut plus durer. @