En Europe : les 5 ans du marché unique numérique

En fait. Le 6 mai, il y a 5 ans, le marché unique numérique – Digital Single Market (DSM) – était lancé par la Commission européenne, dont l’ancien président Jean-Claude Juncker avait fait l’une de ses priorités. Entre mai 2010 et mai 2020, des e-frontières sont tombées et des silos ont été cassés.

En clair. C’est Jean-Claude Juncker – alors au début de son mandat de président de la Commission européenne – qui avait fixé l’objectif ambitieux du marché unique numérique au sein des Vingt-huit (aujourd’hui Vingt-sept) : « Nous devons tirer un bien meilleur parti (…) des technologies numériques qui ne connaissent aucune frontière. Pour cela, nous devrons avoir le courage de briser les barrières nationales en matière de réglementation des télécommunications, de droit d’auteur et de protection des données, ainsi qu’en matière de gestion des ondes radio et d’application du droit de la concurrence », avait-il prévenu dans sa communication du 6 mai 2010 sur « la stratégie pour un marché unique numérique en Europe » (1).
Le Luxembourgeois l’avait aussi exprimé mot pour mot dans chacune des lettres de mission remises aux deux principaux commissaires européennes concernés de l’époque, Andrus Ansip et Günther Oettinger (2). Ce projet de Digital Single Market (DSM) avait été conçu un an auparavant – sous la présidence de José Manuel Barroso – par la commissaire européenne qui était chargée de la Société de l’information et des Médias, Viviane Reding, avec son homologue à la Concurrence, Neelie Kroes, devenue par la suite vice-présidente, en charge de la Société numérique. Le 19 mai 2010, l’exécutif européen publiait son plan d’action quinquennal (2010-2015) pour une « stratégie numérique », dont les deux premières mesures consistaient à créer un « marché unique numérique » et à réformer « le droit d’auteur et les droits voisins » (3). Ce programme s’inscrivait dans le cadre la stratégie « Europe 2020 » (4) lancée en mars 2010 en remplacement de celle de Lisbonne. Les mondes de la culture et de leurs ayants-droits – particulièrement en France – se sont arc-boutés sur leur « exception culturelle ».
Finalement, en 2020, nous y sommes : outre la fin des frais d’itinérance de roaming mobile en 2017, l’Europe s’est dotée : en 2019 d’une directive sur le droit d’auteur « dans le marché unique numérique » (5), en 2018 d’une directive sur les « services de médias audiovisuel » (SMAd), en 2018 aussi d’un règlement mettant fin au géo-blocage (hors audiovisuel), en 2017 d’un règlement sur « la portabilité transfrontalière des services de contenu en ligne » (audiovisuel compris), sans oublier le RGPD (6) applicable depuis deux ans maintenant. Prochaine étape sensible : le DSA, Digital Services Act (7). @

Spotify fait gagner beaucoup d’argent aux labels et majors de la musique mais reste encore déficitaire

Fondée par Daniel Ek en 2006 et éditrice de la plateforme de streaming musical ouverte au public en 2008, la société suédoise Spotify reste désespérément déficitaire. Pourtant, grand paradoxe de la filière musicale, elle est la première à contribuer aux revenus de la musique en ligne dans le monde.

De Paris à Washington, les producteurs de musique – les majors Universal Music, Sony Music et Warner Music en tête – sont unanimes : les plateformes de streaming, au premier rang desquelles Spotify, leur rapporte de plus en plus d’argent. Le streaming musical est même devenu leur première source de revenu, loin devant les ventes physiques et les téléchargements de musiques enregistrées. Pourtant, depuis sa création en avril 2006, la société suédoise dirigée par Daniel Ek (photo) est toujours déficitaire.

La RIAA et le Snep se frottent les mains
Selon le rapport annuel de la Recording Industry Association of America (RIAA), publié le 25 février par l’organisation basée à Washington (1), le streaming a représenté 8,8 milliards de dollars sur l’année 2019 aux Etats-Unis, soit 79,5 % des recettes – lesquelles s’élèvent au total à 11,1 milliards de dollars (physiques et numériques). En France, le Syndicat national de l’édition phonographique (Snep) a présenté à Paris le même jour que la RIAA son bilan annuel (2) : là aussi, le streaming est aussi devenu la locomotive de la musique enregistrée en générant 59 % des ventes en 2019 – soit 368,2 millions d’euros, sur un total des ventes de 624,5 millions d’euros (physiques et numériques). Dans le reste du monde, la tendance de fond est la même. Les chiffres globaux de la fédération internationale – l’IFPI (3) – seront consolidés dans quelques semaines. Mais, selon les estimations de Edition Multimédi@, les revenus mondiaux du streaming auraient représenté pour la première fois l’an dernier plus de la moitié du chiffre d’affaires global des ventes de musiques enregistrées – contre 46,6 % des 19,1 milliards de dollars de 2018. De part et d’autre de l’Atlantique, le streaming musical est porté par les abonnements payants : la RIAA se félicite que ces derniers contribuent à hauteur de 61 % du total des recettes de la musique enregistrée aux Etats- Unis où l’on compte environ 60,4 millions d’abonnés l’an dernier (contre 46,9 millions en 2018, soit un bond de 29 %) ; le Snep fait aussi état de son côté d’abonnements payants qui pèsent 45,7 % du total des ventes de musiques enregistrées en France où l’on compte 9,4 millions d’abonnés à une plateforme de streaming. Que cela soit aux Etats-Unis, en France et dans la plupart des 79 pays où elle est présente, la première plateforme mondiale de streaming musical – forte de plus de 50 millions de titres – fait désormais les choux gras des producteurs de musique et des Big Three. Universal Music, Sony Music et Warner Music sont d’ailleurs non seulement les premiers bénéficiaires de Spotify, dont ils sont en plus actionnaires minoritaires historiques de la société suédoise – en guise de droit de regard sur sa stratégie de plus en plus orientée « abonnements payants ». Pour autant, malgré ses 271 millions d’utilisateurs actifs à fin 2019, dont 124 millions d’abonnés payants (en hausse de 29 % en un an et loin devant Apple Music), Spotify perd toujours de l’argent. Le 5 février dernier, son PDG Daniel Ek a présenté des résultats financiers 2019 avec une perte nette qui a plus que doublé en un an à 186 millions de dollars. Et ce déficit est d’autant plus inquiétant que le chiffre d’affaires, lui, fait un bond de 28,6 % à 6,7 milliards de dollars. Pour mémoire, et en s’en tenant aux cinq dernières années, les pertes nettes de Spotify ont été de 78 millions de dollars en 2018, 1,2 milliard en 2017, 539 millions en 2016, 230 millions en 2015 ou encore 188 millions en 2014.
La situation est-elle tenable à moyen ou long termes pour la société enregistrée au Luxembourg et cotée depuis septembre 2018 à New York où elle est valorisée plus de 27 milliards de dollars (au 05-03-20) ? L’action, elle, fait du yoyo (4). Selon le Financial Times, Spotify est en pourparler pour renégocier ses accords onéreux de redevances musicales avec les détenteurs de catalogues (5) – les majors en tête, encore elles. La société de Daniel Ek leur verse la majeure partie de ses revenus en leur payant notamment un « minimum garanti » sur les abonnements, peu importe la quantité de musique que les utilisateurs consomment. De l’issue de ces négociations en cours au niveau mondial, confirmées par Bruno Crolot, directeur général de Spotify France sur Franceinfo le 25 février dernier, dépendra l’avenir du numéro un mondial du streaming musical.

« Marquee » : faire payer labels et artistes
Les producteurs de musique pourraient faire des concessions à leur nouvelle « vache à lait », afin d’éviter de la voir de diversifier encore plus vers les podcasts (6) qui sont plus rentables pour elle que les catalogues chèrement payés. Par ailleurs, l’agence Bloomberg a révélé le 2 mars que Spotify lance « Marquee », un outil publicitaire payant pour labels et artistes (Justin Bieber l’utilise déjà), qui envoie des notifications aux auditeurs en cas de nouveautés musicales. @

Charles de Laubier

« Le numérique exerce une pression considérable sur la rémunération des auteurs » (rapport Racine)

Les auteurs et artistes ne veulent plus être la dernière roue du carrosse des industries culturelles. Ils souhaitent désormais un meilleur partage de la valeur, surtout à l’heure où le numérique fait pression sur leurs royalties. Certains s’émancipent par l’autoédition ou l’autoproduction.

(Depuis la publication de cet article dans Edition Multimédi@ n°227 le 10 février, un collectif de plus de 3.500 écrivains et autres créateurs de l’édition a interpelé le gouvernement dans une tribune publiée le 13 février dans Le Monde)

« L’irruption de nouveaux acteurs issus du numérique exerce (…) une pression considérable sur les acteurs traditionnels de l’aval, et donc, par contrecoup, sur la rémunération des auteurs », constate Bruno Racine (photo), dans son rapport intitulé « L’auteur et l’acte de création », remis le 22 janvier au ministre de la Culture, Franck Riester. Il est donc nécessaire de trouver « un meilleur partage de la valeur » au profit notamment de l’auteur, « le premier maillon » des différentes filières économiques des industries culturelles.

Le contrat d’édition à l’ère numérique a pourtant 5 ans d’existence
Cela suppose « un dialogue plus organisé » pour avancer. Le « contrat d’édition à l’ère numérique », entré en vigueur il y a un peu plus de cinq ans maintenant – depuis le 1er décembre 2014 précisément à la suite d’une ordonnance (1) –, a montré que des négociations professionnelles concernant les auteurs pouvaient aboutir. Ces derniers étaient très remontés contre les maisons d’édition et il avait fallu plus de quatre ans de discussions – et de travaux difficiles de la mission Sirinelli lancée en 2012 – pour que soient inscrits dans la loi les principes d’un nouveau contrat d’édition « unique » entre le livre imprimée et le livre numérique. Un accord-cadre entre le Syndicat national de l’édition (SNE) et le Conseil permanent des écrivains (CPE) fut dans un premier temps signé – le 21 mars 2013 – approuvant le principe de ce fameux contrat d’édition à l’ère numérique. « Mais cette démarche reste partielle et ne s’intègre pas dans une vision d’ensemble », regrette le rapport Racine. Pire : en cinq ans, le traitement des auteurs dans l’édition ne semble pas s’être amélioré. Selon les constatations de la mission pilotée par Bruno Racine, conseiller maître à la Cour des comptes, « certains éditeurs appliquent des taux de droits d’auteur de 2,25 % sur le prix de vente pour les ventes d’ouvrages en France et de 1,69 % pour les ventes d’ouvrages à l’étranger, ce qui est dérisoire ». Concernant les droits issus de l’exploitation numérique de l’œuvre, « laquelle est pourtant peu coûteuse pour l’éditeur », certains d’entre eux prévoient des taux de seulement 3 %. Quant à l’exploitation audiovisuelle de l’œuvre, elle peut faire l’objet d’un reversement à l’auteur de seulement 25 % des sommes perçues par l’éditeur – alors que la règle non-écrite est de partager ces droits audiovisuels à parts égales entre l’artiste-auteur et l’éditeur, soit 50 % pour l’auteur. Et encore faut-il que l’auteur ait connaissance des ventes imprimées, numériques et/ou audiovisuelles réalisées. Or, encore aujourd’hui, relève le rapport Racine, « l’artiste-auteur n’a connaissance qu’une fois par an du nombre de ventes réalisées et ne peut recevoir ses droits d’auteur sur ses ventes que six mois après la reddition de comptes établie, soit avec un différé qui peut aller jusqu’à 18 mois entre la réalisation de la vente de l’œuvre et le versement des droits à l’auteur ». Sans parler de certains contrats d’édition qui prévoient la cession du droit de reproduction de l’œuvre sur « tous supports, tangibles ou non, actuels ou futurs, connus ou inconnus à ce jour ». A l’ère du numérique et de la dématérialisation des supports des œuvres digitalisées, le déséquilibre reflète « l’état de dépendance économique indéniable de l’artiste-auteur vis-à-vis des acteurs de l’aval mais également dans la nature particulière du lien qui unit l’artiste-auteur à son éditeur, producteur ou diffuseur ».
Autrement dit, l’économie de la création tend à marginaliser et à précariser son premier maillon : l’auteur, qu’il soit écrivain, scénariste, illustrateur, dessinateur, artiste, etc. Les intéressés se regroupent pour mieux se défendre, au sein d’organisations professionnelles telles que la Ligue des auteurs professionnels (3) qui, fondée en septembre 2018, compte aujourd’hui 1.699 adhérents et fédère elle-même sept organisations. « Nous avions défendu la nécessité de mesures fortes pour sauver les métiers des auteurs et avions obtenu la création d’un groupe de travail ministériel sur le sujet. (…) Après quelques mois de réflexion, cette demande s’incarna dans une mission ministérielle, confiée à Bruno Racine. Logiquement, la Ligue fut reçue en premier, en avril 2019 », rappelle d’ailleurs la Ligue des auteurs professionnels.

Ligue des auteurs professionnels en 1ère ligne
La Guilde française des scénaristes, le Comité pluridisciplinaire des artistes-auteurs et des artistes-autrices (CAAP) et la Charte des auteurs et illustrateurs jeunesse ont apporté leur soutien à la démarche. Reçue une seconde fois par la mission Racine, en juillet 2019, la Ligue des auteurs professionnels avait remis un document d’une quarantaine de pages de réflexions et d’hypothèses sur le statut des auteurs mais aussi sur les régulations envisageables. Maintenant que le rapport Racine a été rendu public, la Ligue a finalement publié ses réflexions (4). « La plupart des groupes d’édition exigent même, en plus du contrat d’édition, la cession des droits numériques et audiovisuels pour le même prix. De plus, malgré un droit moral inaliénable, trop d’auteurs se retrouvent dans les faits à perdre le contrôle de l’exploitation de leurs œuvres », peut-on y lire.

La solution des plateformes en ligne
La Ligue des auteurs professionnels a notamment suggéré à la mission Racine de préconisé une « taxe sur le livre d’occasion », qui serait « une sorte de droit de suite » comme celui des artistes sur la revente de leurs œuvres, à savoir du même ordre de grandeur : autour de 4 %. « Elle doit surtout être imposée aux plateformes de commerce numériques, qui en rendant très facile l’accès à l’occasion ont bouleversé la concurrence avec le livre neuf. Cela permettrait aussi que cette taxe ne nuise pas au petit commerce du bouquiniste traditionnel, voire qu’elle contribue à le protéger ». Mais le rapport Racine a évacué cette proposition en affirmant que « l’idée d’un droit de suite sur le livre d’occasion paraît juridiquement incertaine, techniquement complexe et peu à même de générer une ressource significative ». Et celui qui fut président de la Bibliothèque nationale de France (2007-2016) de rappeler que « l’artiste-auteur ne peut empêcher la revente ultérieure d’un bien, en application de la règle de l’épuisement du droit de distribution (5), ni ne perçoit de droits sur la revente de ses livres ».
Autre suggestion de la Ligue des auteurs professionnels : encourager la création de plateformes numériques donnant accès en temps réel aux auteurs à leurs chiffres de diffusion et de vente. Réponse de la mission Racine : « D’une part, l’information communiquée aux auteurs sur les chiffres de diffusion de leur œuvre gagnerait à être systématisée, en particulier pour les ventes dans l’édition littéraire. D’autre part, la reddition des comptes, permettant aux auteurs d’avoir connaissance de la rémunération liée à l’exploitation de leur œuvre, est effectuée avec un important décalage dans le temps, et pas toujours de manière complète ». Le rapport Racine s’attarde en outre sur l’autoédition, l’autoproduction et l’autodiffusion, à savoir la possibilité pour les auteurs et artistes de s’affranchir des maisons d’édition ou des producteurs (musique ou audiovisuel) pour éditer et distribuer eux-mêmes leurs créations directement auprès de leurs publics, en s’appuyant sur des plateformes numériques. « Confrontés à ce qui est vécu comme la toute-puissance des acteurs de l’aval, relève le rapport Racine, les auteurs pourraient être tentés à terme de recourir plus massivement à l’autoédition ou l’autodiffusion de leurs œuvres via des plateformes dédiées par exemple. Cette pratique connaît un essor certain, puisque, dans le domaine du livre, elle représentait 10 % du dépôt légal des titres imprimés en 2010 et 17 % en 2018 ». Mais les conservatismes en France ont la vie dure : en 2018, le prix Renaudot avait retenu dans sa première sélection un manuscrit autoédité – «Bande de Français», de Marco Koskas, publié à compte d’auteur via la plateforme CreateSpace du géant américain Amazon. Le Syndicat de la librairie française (SLF) s’en était plaint et avait organisé une fronde des libraires qui craignaient que le titre ne soit disponible qu’en ligne. « Il s’agit d’un chantage et d’un diktat scandaleux », avait alors dénoncé le romancier franco-israélien qui a été évincé de la deuxième liste (6). La rapport Racine remarque que du côté du Festival international de la bande dessinée d’Angoulême cette fois, une BD qui fut auto-éditée – « Le Roi des bourdons », de David de Thuin – a fait partie de la sélection officielle 2020. « L’autoproduction en particulier peut être vécue, à tout le moins à court terme, comme une forme d’émancipation, reconnaît-on. En effet, elle permet à une œuvre d’exister et d’être diffusée sans aucune intermédiation autre que la plateforme. En outre, l’artiste-auteur perçoit en général tous les revenus issus de son œuvre, et non un pourcentage souvent vécu comme insuffisant ». Mais l’autoproduction peut avoir des coûts cachés pour l’auteur tels que les frais de correction, de mise en page ou de production d’une œuvre musicale. « Plus celui-ci choisira une gamme de services complets, plus le prix de l’offre sera élevé, pouvant avoisiner jusqu’à environ 2.000 euros pour un titre. Non seulement l’auteur ne perçoit pas d’à-valoir, mais il prend en charge de nouveaux frais. Ainsi, cette formule suppose déjà une certaine assise financière », prévient le rapport Racine, estimant « la portée de l’autoproduction toutefois limitée ». La mission affiche donc son pessimisme quant à l’autoédition ou l’autoproduction, y compris pour « l’autoédition musicale [qui] est susceptible d’accroître la précarité des plus vulnérables, notamment ceux qui se tournent vers elle par contrainte ». Quant aux nouvelles technologies et aux nouveaux médias, ils attirent les artistes-auteurs vers d’autres disciplines, quitte à devenir multimédias.

Ecosystèmes de plus en plus multimédias
« Ecosystème extrêmement diversifié, YouTube est un espace de brassage et de passage pour des auteurs issus de l’audiovisuel, du cinéma, de la bande-dessinée, du jeu vidéo, du stand-up, du podcast, voire de la musique, ou susceptibles de s’y diriger », souligne le rapport de Bruno Racine, lequel fut aussi l’auteur de « Google et le nouveau monde » (7). La balle est maintenant dans le camp de Franck Riester, dont les propositions vis-à-vis des auteurs sont imminentes. Les éditeurs du SNE, eux, ont exigé le 30 janvier au Festival de la BD à Angoulême une « étude d’impact » avant toute décision. @

Charles de Laubier

La DGMIC fête ses dix ans le 13 janvier et accueille le 15 janvier Jean-Baptiste Gourdin à sa tête

La direction générale des médias et des industries culturelles (DGMIC) est née il y a dix ans au sein du ministère de la Culture. C’est la main invisible de toutes les réformes dans ce domaine, dont celle de l’audiovisuel. Après Laurence Franceschini puis Martin Ajdari, c’est au tour de Jean-Baptiste Gourdin de la diriger.

Il est depuis quatre ans l’adjoint du directeur général des médias et des industries culturelles, Martin Ajdari, dont il prend la succession le 15 janvier. Jean-Baptiste Gourdin (photo) devient ainsi le troisième patron de la DGMIC depuis que celle-ci a pris forme le 13 janvier 2010 au sein du ministère de Culture. Depuis une décennie, la direction générale des médias et des industries culturelles est l’épicentre des réformes touchant aussi bien l’audiovisuel, la presse (1), le pluralisme des médias, le livre, la musique, la publicité et les activités multimédias que les services d’information en ligne, l’économie culturelle et l’économie numérique. La DGMIC a en outre pour mission de « suivre » (sans en avoir la tutelle) le Centre national du cinéma et de l’image animée (CNC) et, même si cela n’est pas explicitement dit dans ses missions (2), le Conseil supérieur de la propriété littéraire et artistique (CSPLA). C’est en quelque sorte la plaque tournante de la « rue de Valois », le ministère de la Culture, où les projets de loi – à savoir les textes déposés au nom du gouvernement – sont écrits, amendés et peaufinés avant d’être déposés par le Premier ministre (3) devant l’Assemblée nationale ou le Sénat. Ce fut le cas pour le mégaprojet de loi « relatif à la communication audiovisuelle et à la souveraineté culturelle à l’ère numérique », qui, après plus de deux ans de gestation, a été présenté en conseil des ministres le 5 décembre dernier et déposé le même jour au palais Bourbon, où le texte sera débattu non pas en février mais en avril.

Tête de pont culturelle et audiovisuelle du gouvernement
Martin Ajdari fut l’artisan de l’ombre de cette grande réforme de l’audiovisuel voulue par Emmanuel Macron, président de la République et grand-ordonnateur du texte, tandis que Franck Riester, ministre de la Culture, en est le porteur, et Edouard Philippe, Premier ministre, le dépositaire. Autant dire que la DGMIC fait office de tête de pont du gouvernement au sein du ministère de la Culture pour mettre en œuvre sa politique culturelle, médiatique et audiovisuelle. Auparavant, la direction du développement des médias (DDM) – que la DGMIC a remplacée il a dix ans – était, elle, rattachée aux services du Premier ministre. Ce changement de tutelle ne change rien à l’affaire, à ceci près que le périmètre d’intervention a été élargi au livre (lecture comprise) et à l’économique culturelle.

Les coulisses de l’actualité normative
Maintenant que Martin Ajdari a quitté le « 182 rue Saint- Honoré » – Immeuble des Bons enfants qu’occupe la DGMIC non loin de la rue de Valois – pour l’Opéra national de Paris, Jean-Baptiste Gourdin (38 ans) prend la relève. Enarque et conseiller référendaire à la Cour des comptes, l’adjoint qui remplissait jusqu’alors les fonctions de chef du service des médias devient le directeur. Depuis 2016, entre cinq mois passés à la sous-direction du développement de l’économie culturelle et quatre ans et demi au service des médias dont il était le chef, il a eu à préparer et à suivre plusieurs textes législatifs comme le projet de loi sur l’audiovisuel (bientôt débattu), celui sur les fausses nouvelles dites fake news (loi contre la manipulation de l’information promulguée en décembre 2018), cet autre sur la lutte contre la haine sur Internet (renvoyé à l’Assemblée nationale le 20 janvier, suite à l’echec de la commission mixte paritaire), ou encore le texte sur la création du Centre national de la musique (loi promulguée en octobre 2019), le CNM étant opérationnel depuis le 1er janvier et sous tutelle du ministère de la Culture et de sa DGMIC.
Dans cette activité normative intense, il fut aussi aux avant-postes de la loi créant un droit voisin au profit des agences de presse et des éditeurs de presse (promulgué en juillet 2019), et celle modernisant la distribution de la presse, tout en prenant en compte les kiosques numériques (en vigueur depuis octobre 2019). Jean-Baptiste Gourdin a en outre eu à piloter des dossiers transversaux tels que le Pass Culture à 500 euros (seulement 35.000 inscrits de 18 ans sur 150.000 jeunes pourtant concernés dans 14 départements). Les tout premiers dossiers qu’il a eus à traiter rue Saint-Honoré ont été plutôt européens : la nouvelle directive sur les services de médias audiovisuels (SMA), promulguée en novembre 2018 et transposable dans toute l’Europe au plus tard le 19 septembre 2020 ; le règlement ePrivacy bientôt devant le parlement européen, dans le prolongement du RGPD (4) ; les négociations sur le droit d’auteur, dont la directive « sur le droit d’auteur dans le marché unique numérique » a été promulguée en mai 2019. Est-ce maintenant le calme après la tempête pour Jean-Baptiste Gourdin promu à la tête de la DGMIC ? « Je ne suis pas sûr que l’on puisse parler de “calme après la tempête”, répond-t-il à Edition Mulimédi@. D’abord parce que l’examen parlementaire du projet de loi audiovisuel promet de fortement mobiliser nos énergies tout au long de l’année 2020, et qu’il faudra ensuite en préparer les textes d’application (5). Ensuite parce que nous sommes également très impliqués dans la mise en œuvre des textes déjà votés : mise en place de la gouvernance du CNM, textes d’applications de la nouvelle loi “Bichet” sur la distribution de la presse, mise en œuvre du droit voisin de la presse avec des discussions compliquées avec Google que nous suivons étroitement, … ». Il rappelle en outre que nombre de textes n’ayant pas les médias pour objet principal accueillent, par voie d’amendement, des dispositions intéressant l’audiovisuel ou la presse.
Au niveau européen, la DGMIC va aussi continuer à avoir du pain sur la planche. « La Commission européenne a mis la question de la régulation des plateformes, qui nous concerne très directement, au cœur de ses priorités », rappelle Jean-Baptiste Gourdin. La révision de la directive « E-commerce », notamment sur la responsabilité des plateformes, promet d’être houleuse. Sur son compte LinkedIn, il revendique une « expertise des enjeux numériques de la culture ». La gestion du spectre hertzien ou encore l’analyse du rôle des algorithmes n’ont également plus de secrets pour lui. Mais ce trentenaire de la génération Millennials est déjà rompu aux chamboulements de l’ère numérique. Avant la DGMIC et un passage de deux ans au CSA comme directeur de cabinet du président (à l’époque Olivier Schrameck), Jean-Baptiste Gourdin fut le coordinateur de la mission « Acte 2 de l’exception culturelle » voulue par François Hollande en 2012 et confiée à Pierre Lescure. Le rapport qui en découla, intitulé « Contribution aux politiques culturelles à l’ère numérique », fut remis en mai 2013 au président de la République décidé à supprimer l’Hadopi. Le rapport Lescure avait donc préconisé de confier la réponse graduée au CSA. « Le principal message politique de la suppression de la Hadopi s’approche bien d’une incitation au piratage », avait dénoncé à l’époque Franck Riester, ancien rapporteur de la loi Hadopi et alors député UMP. Aujourd’hui ministre de la Culture, ce dernier porte le projet de loi de réforme de l’audiovisuel prévoyant… la fusion de l’Hadopi et du CSA – pour former l’Arcom.

Du rapport Lescure aux origines du CNM
Mais les 719 pages du rapport Lescure n’avaient pas suffi, il y a six ans, à mettre d’accord les industries culturelles et les acteurs du numérique (lire EM@80, p. 3). Juste avant de coordonner la mission « Acte 2 de l’exception culturelle », Jean-Baptiste Gourdin fut directeur de l’association de préfiguration du CNM (soutien à la filière musicale). Mais cette première tentative engagée en 2011 fut abandonnée l’année suivante. Huit ans après, le CNM existe enfin. @

Charles de Laubier

Tout en justifiant son soutien à la directive « Copyright », Qwant prépare une grosse levée de fonds et vise la Bourse

Slogan de Qwant : « Le moteur de recherche qui respecte votre vie privée » – … « et le droit d’auteur », rajouteraiton depuis que son PDG Eric Léandri soutient la directive « Droit d’auteur » – adoptée le 26 mars. Mais il se dit opposé au filtrage du Net. Côté finances, le moteur de recherche veut lever 100 millions d’euros et vise la Bourse.

Qwant, société franco-allemande dont le capital est détenu majoritairement par son PDG fondateur Eric Léandri (photo), à 20 % par la CDC et à 18,4 % par le groupe de médias allemand Axel Springer (1), cherche d’abord à lever 30 millions d’euros de cash dans les deux mois. Objectif : accélérer le développement de ses plateformes. « Nous sollicitons des investisseurs, tandis que nos actionnaires CDC et Axel Springer nous suivent. Ensuite, nous irons vers une vraie belle augmentation de capital d’ici la fin de l’année ou début 2020, avec une levée de fonds à 100 millions d’euros », indique Eric Léandri à Edition Multimédi@. Avec une introduction en Bourse à cette occasion ? « Allez savoir… Rien n’est fermé ! Pour cela, vous avez des obligations d’être propre au niveau comptable », nous a-t-il confié. Concernant le financement de 25 millions d’euros consenti par la Banque européenne d’investissement (BEI) en octobre 2015, le solde a finalement été entièrement versé en 2018. Le renforcement financier de Qwant prend du temps, l’explication de son soutien à la directive européenne « Droit d’auteur dans le marché unique numérique » aussi ! Eric Léandri ne cesse de devoir justifier son choix – mais en assurant qu’il est contre les robots de filtrage automatisé que permet l’article 13 (devenu 17) de cette directive adoptée le 26 mars.

Liberté de l’Internet versus presse indépendante ?
 « Il fallait que la directive “Droit d’auteur” soit votée pour que la presse finisse par être indépendante et libre. Sinon, d’ici trois ans, il n’y aura plus de journaux, sauf quelques-uns financés par des géants et des journalistes payés au lance-pierre. Et sans presse, un moteur de recherche n’est pas capable de vous donner autre chose que les résultats de l’Internet », nous explique-t-il. D’un côté, il est salué par le ministre de la Culture, Franck Riester, pour « a[voir]annoncé le 20 mars son engagement en faveur de la directive “Droit d’auteur” ». De l’autre, il est critiqué pour avoir appelé à voter pour un texte qui déroule le tapis rouge aux robots filtreurs au profit des  ayants droits mais – potentiellement – au détriment de la liberté d’expression et des droits fondamentaux.
« Je ne mets pas en balance la liberté de l’Internet contre la liberté des auteurs et ayants droit, nous assure Eric Léandri. Je dis que ce n’est pas des robots filtreurs qu’il faut mettre devant les sites web ».

« Précédent démocratiquement redoutable »
Et le PDG de Qwant de mettre en garde les industries culturelles : « Si c’est le filtrage généralisé que veulent nos amis les ayants droits, ils vont se retrouver en conflit avec d’autres dispositions européennes qui l’interdisent (4) ». Pour un moteur de recherche européen « qui protège les libertés de ses utilisateurs », mais qui ouvre la boîte de Pandore à la légalisation du filtrage généralisé sur « un Internet libre » dont il se revendique pourtant comme un de ses fervents « défenseurs », c’est pour le moins troublant. Le paradoxe de Qwant a de quoi désorienter les internautes qui, à raison
de 70 millions de visites par mois atteintes à ce jour par cet « anti- Google », ont généré en 2018 plus de 18 milliards de requêtes, contre 9,8 milliards en 2017. Le moteur de recherche franco-allemande ne cesse de vanter son modèle avec « zéro traceur publicitaire », son PDG allant jusqu’à présenter son moteur de recherche comme « la Suisse de l’Internet ». Cela ne l’empêche pas d’aller dans le sens du risque énorme pour le Web – 30 ans cette année (5) – de voir se généraliser les robots pour surveiller les contenus de ses utilisateurs.
Pour éviter d’en arriver là, tout va maintenant se jouer lors de la transposition dans chaque pays européen de cette directive « Droit d’auteur » et de son article 13 (devenu 17), lequel (6), concède Eric Léandri, « est écrit avec les pieds » ! « Battons-nous pour mettre en place un site web, totalement open source de base de données globale partagée des auteurs, interrogeable à tout moment, qui est le contraire d’un filtre. Car si l’on généralise par exemple Content ID de YouTube, qui récupérera alors les adresses IP des internautes, cela entre là aussi en contradiction avec toutes les lois européennes – dont le RGPD (7) exigeant le consentement préalable des visiteurs. Cela ne passera pas », prévient-il. Le PDG de Qwant affirme n’être ni « anti-droit d’auteur » ni « pro-GAFA ». Dans un droit de réponse en juillet 2018, sa société mettait tout de même
en garde : « L’article 13 [le 17] créerait de notre point de vue un précédent démocratiquement redoutable » (8). Guillaume Champeau (photo de droite), l’ancien journaliste fondateur et dirigeant de Numerama, devenu il y a deux ans et demi directeur « Ethique et Affaires juridiques » de Qwant, ne disait pas autre chose sur le blog de l’entreprise en juin 2018 : « [L’article 13 devenu 17]exigera des plateformes qu’elles implémentent des méthodes de filtrage automatisées. (…) Ceci aura un impact sur la liberté d’expression » (9). Et il sait de quoi il parle, lui qui fut l’auteur d’un mémoire universitaire en 2015 intitulé « Les intermédiaires de l’Internet face aux droits de l’homme : de l’obligation de respecter à la responsabilité de protéger ». Tristan Nitot, ancien dirigeant de Mozilla Europe devenu il y a près d’un an vice-président
« Advocacy, Open Source & Privacy » de Qwant, se retrouve lui-aussi en porte-à-faux après l’adoption de la directive « Copyright ». Ces deux dirigeants ont forgé ces dernières années leur réputation sur la défense des droits fondamentaux sur un Internet ouvert et neutre. Vont-ils démissionner pour autant ? « Démissions ? Non, il y a aucune démission en perspective, nous répond Eric Léandri. Ils veulent maintenant trouver des solutions. Il n’est pas question de démissionner devant des lois qui ne me conviennent pas vraiment, mais qui empêchent les uns (grands) d’écrabouiller les autres (petits) ». Dans un tweet posté juste après le vote des eurodéputés en faveur de la directive
« Copyright » (lire p.3), le directeur « Ethique et Affaires juridiques » de Qwant ne s’avoue pas vaincu pour autant : « Maintenant que la #CopyrightDirective a été adoptée, nous devons travailler ensemble pour créer les outils libres et ouverts dont nous aurons besoin (y compris une base de données ouverte de signatures d’oeuvres protégées). L’article 13 [le 17] ne devrait pas être appliqué sans ceux-ci ! ». Ce projet de serveur centralisé en laisse perplexes plus d’un (10) (*). Cette solution de la dernière chance a pour but d’éviter non seulement les robots filtreurs mais aussi de recourir aux technologies propriétaires d’identification des œuvres, telles que Content ID (11) ou à Rights Manager de Facebook. Et le PDG de Qwant d’assurer à Edition Multimédi@ :
« Ma proposition règle tous les problèmes et n’entre en conflit avec aucun autre règlement. Qwant financera cette plateforme, non exclusive, que l’on mettra à disposition courant avril. Ce site aura une capacité à gérer des milliards de photos [y compris vidéos, musiques et textes, ndlr]. Nous mettrons aussi les technologies open source à disposition pour que cette base puisse être dupliquée partout en Europe ».

« Mission d’étude » Hadopi-CNC-CSPLA
Mais quid du reste du monde au regard de l’Internet sans frontières ? Reste à savoir
s’il ne s’agira pas d’une usine à gaz. Qwant n’ira pas voir lui-même tous les éditeurs de contenus ; ce sont eux qui les déposeront dans la base d’indexation pour les protéger. L’Hadopi, le CNC et le CSPLA ont lancé le 1er avril « une mission conjointe d’étude et de propositions sur les outils de reconnaissance des contenus protégés sur les plateformes ». @

Charles de Laubier