Vidéo en ligne : le cord-cutting menace la télévision traditionnelle, et en France ?

« Couper le cordon » avec la télévision traditionnelle payante par câble ou satellite pour consommer directement sur Internet – et à moindre coût – films, séries ou programmes audiovisuels : tel est le souhait de la jeune génération.
Les Etats-Unis sont les premiers impactés. L’Europe n’y échappera pas.
Mais en France, difficile de s’affranchir du triple play.

Quatre-vingt dix pourcent des consommateurs se disent favorables à une rupture en matière d’accès aux vidéos, quitte à être « prêts à résilier leurs abonnements de réseau câblé et de télévision payante pour adopter les services de vidéo OTT [Over-The-
Top] ». C’est ce qui ressort d’une étude réalisée en avril 2015 auprès de 1.200 consommateurs à travers le monde. « Les consommateurs s’éloignent de plus en plus de l’expérience télévisuelle traditionnelle, pour adopter la vidéo en ligne », affirme Jason Thibeault, directeur sénior chez Limelight Networks et auteur de ce rapport (1).

Digital Native et OTTV
Cette tendance est observée aussi par le cabinet Deloitte aux Etats-Unis, où 3 % des Américains interrogés déclarent avoir résilié leur abonnement à la télévision par câble ou par satellite, et 7 % disent l’envisager. La jeune génération – celle du « Y », également appelée « jeunesse du millénaire », suivie de celle du « Z » ou Digital Native – est à l’origine de ce changement. Elle regarde en moyenne entre 4 et 7 heures de vidéos en ligne par semaine, soit près de deux fois la quantité visionnée par toutes les autres classes d’âge interrogées. Le phénomène est mondial et devrait s’accroître au fur et à mesure que se développent les services de vidéo sur Internet.
Aux Etats-Unis, le groupe Time Warner a lancé en avril dernier HBO Now qui marque l’incursion de la première chaîne payante américaine sur le marché de l’OTTV (Over-The-Top Video). HBO Now, qui ne cache pas ses ambitions à l’international où il n’est pas encore accessible, est aussi diffusé sur l’Apple TV. La marque à la pomme prépare aussi de son côté un bouquet de service de vidéo en streaming, en partenariat avec des chaînes américaines. La chaîne CBS a aussi lancé son propre service de vidéo en ligne. Elle fait partie du groupe Viacom qui va aussi lancer un service en ligne pour sa chaîne Nickelodeon pour enfants. Sony vient de lancer « PlayStation Vue », un service de télévision en ligne sur ses consoles de jeux vidéo, qui non seulement proposera des vidéos à la demande mais aussi diffusera des programmes en direct – comme les événements sportifs qui étaient jusque-là la chasse gardée des chaînes sur le câble
et le satellite. L’opérateur de télévision par satellite américain Dish Network a lui aussi lancé Sling, son offre de vidéo en ligne.
Tous ces nouveaux entrants promettent une bataille autour de la vidéo face aux plateformes existantes telles que YouTube ou Yahoo, mais aussi Hulu ou Amazon Prime. YouTube préparerait même le lancement d’un service par abonnement sans publicité. Et ce n’est pas un hasard si Verizon – menacé de cordcutting aux Etats-Unis – a décidé de s’emparer d’AOL pour répondre à la forte demande de vidéos et de chaînes sur Internet (lire p. 3).
Mais l’Europe n’est pas en reste : Netflix et Amazon Prime commencent à convaincre,
y compris en France pour le premier qui concurrence la chaîne payante Canal+ (voir encadré page suivant). Quant au suédois Spotify, leader européen de la musique en ligne, il a annoncé le 21 mai une offre de streaming vidéo par abonnement sur le modèle de CanalPlay ou de Netflix.
Dans de paysage audiovisuel en cours de délinéarisation, les internautes souhaitent de plus en plus se procurer le contenu vidéo (films, séries, émissions, etc) directement sur l’Internet auprès de la chaîne ou du service de VOD ou de SVOD, plutôt que par un fournisseur de services de télévision payante. Quant aux abonnements à des réseaux câblés ou à des chaînes de télévision payantes, ils sont perçus comme onéreux, surtout lorsque que leur prix augmente. A cela s’ajoute le manque de flexibilité des offres traditionnelles.

Vidéo et TV en streaming
En termes d’usage, le téléviseur n’a plus le monopole de la réception audiovisuelle :
les ordinateurs portables sont devenus aujourd’hui le premier écran pour la consommation de vidéos en ligne, mais les plus jeunes « télénautes » sont plus susceptibles de regarder les vidéos sur un smartphone que leurs aînés. L’étude
de Deloitte aux Etats-Unis montre que plus de la moitié des Américains – 56 % – regardent désormais des films ou des programmes télévisés en streaming sur Internet : les programmes télévisés ne sont plus regardés en direct que 45 % du temps aux Etats-Unis, à l’heure où les chaînes les mettent à l’antenne en fonction de leur grille
de diffusion. Et plus le téléspectateur est jeune, moins il regarde la télévision linéaire : seulement 35 % dans la tranche 26-31 ans regardent les chaînes diffusées à l’antenne, et 28 % chez les 14-25 ans.
Le reste du temps, ces programmes sont consommés à la demande, en streaming ou en time-shifting (programmes enregistrés et regardés en différé par le téléspectateur grâce aux magnétoscopes numériques ou aux box avec enregistreur numérique).

La liberté du télénaute
Le téléspectateur assis dans son salon à regarder la télévision laisse la place, notamment chez les plus jeunes, à des télénautes utilisant différents terminaux à l’intérieur ou à l’extérieur du domicile, et à l’heure choisie.
Etre abonné à Netflix, c’est aussi l’assurance de pouvoir regarder une oeuvre cinématographique ou audiovisuelle (films ou séries) dans son intégralité sans être interrompu par des coupures publicitaires intempestives (fini les contrariétés des interruptions).

Regarder des services de vidéo en ligne se traduit immanquablement par moins d’audience pour les chaînes traditionnelles et, in fine, des recettes publicitaires en recul. Une autre étude, émanant cette fois de Leichtman Research, montre que les grandes télévisions payantes outre-Atlantique commencent à perdre des abonnés. Ce que confirme le cabinet d’études américain Forrester : 38 % des 18-32 ans aux Etats-Unis ne regardent pas assez la télévision classique pour justifier le prix de l’abonnement aux chaînes de télévision par câble.
Selon une analyse de Frost & Sullivan, la grande majorité des programmes audiovisuels seront – d’ici dix à vingt ans – regardés en différé ou à la demande,
et non plus de façon linéaire. Les consommateurs posent de plus en plus un lapin à la
« télévision sur rendez-vous » ! Ils lui préfèrent la souplesse et la liberté des offres à la demande, quitte à devenir boulimique de vidéos, de séries ou de films sur Internet. Selon l’étude Deloitte déjà citée, 31 % des personnes interrogées reconnaissent faire du binge-watching, pratique qui consiste à regarder à la suite plusieurs épisodes d’une série ou d’un programme. Ce taux atteint même 80 % chez les 14-25 ans. @

Charles de Laubier

ZOOM

En France, le triple play des FAI empêche le cord-cutting
La particularité du marché français est que 43,9 % des foyers – soit plus de 15,7 millions d’abonnés – reçoivent la télévision par ADSL (ou pour une toute petite partie d’entre eux par fibre optique), via des « box » triple play proposées par les fournisseurs d’accès à Internet (FAI) que sont Orange, Numericable- SFR, Bouygues Telecom ou encore Free. Alors que, selon le Guide des chaînes numériques publié fin avril, la télévision par satellite (24,7 %) ou par câble (8,4 %) reste minoritaire. Seule la télévision par voie hertzienne (TNT) fait mieux que l’ADSL avec 59,1 % des accès à
la télévision, mais cela fait souvent doublon avec la box des FAI.
Les abonnés au triple play à la française peuvent-ils envisager de « couper le cordon » avec leur FAI pour ce qui est de la réception des chaînes de télévision ? A priori, non. Car, à part Free qui est le seul à proposer l’offre TV (IPTV) en option pour 1,99 euro
par mois, tous les autres FAI l’incluent dans l’abonnement triple play. C’est en quelque sorte une vente liée. Illégale ? La question reste posée. Quoi qu’il en soit, difficile
– voire impossible jusqu’à preuve du contraire – de ne s’abonner qu’à Internet par exemple, sans bouquet de télévisions traditionnelles, pour se contenter de la vidéo
en ligne et des services de VOD, SVOD ou de catch up TV. Qu’à cela ne tienne : les services OTTV (Over-The-Top Video) fleurissent en France, bien que plus ou moins contraints de composer avec les « gatekeepers » que sont les FAI et leurs box. Netflix
y est présent depuis l’automne dernier, se présentant non seulement comme un concurrent de la chaîne cryptée Canal+ proposée via notamment les box mais aussi des autres chaînes traditionnelles également proposées dans l’offre triple play. Le champion américain de la SVOD a ainsi rejoint sur le marché français : Videofutur (Netgem), Filmo TV (Wild Bunch), CanalPlay (Canal+/Vivendi) ou encore Jook Video (AB Groupe), sans oublier Wuaki (Rakuten), Nolim Films (Carrefour), iTunes (Apple)
et bien d’autres.
De son côté, TF1 (Bouygues) a lancé le 19 mai son label « eCinéma » qui propose à l’acte ou à l’abonnement des films uniquement sur Internet et via les plateformes de VOD (MyTF1VOD, Orange TV, CanalPlay, …). Ces films étrangers, dont TF1 a acquis les droits exclusifs, ne sont ni projeté en salles de cinéma (pas de chronologie des médias…), ni diffusé à l’antenne. Face à cette multiplication de services vidéo directement sur Internet, les consommateurs en France restent pourtant pieds et poings liés avec la box de leur FAI, dont le prix de l’abonnement ne cesse d’augmenter depuis les 29,90 euros par mois initiaux. @

Câble : la révolte des cord-cutters

Selon Pascal, paraphrasant Montaigne : « Vérité au-deçà des Pyrénées, erreur au-delà ». Il en va des réseaux de communication comme des idées et des valeurs humaines : elles varient en fonction de la géographie. C’est encore plus vrai pour les réseaux câblés, dont l’avenir ou pas dépend
du pays dont on parle. L’histoire du câble a commencé aux Etats-Unis, dès 1945, pour pallier la mauvaise réception
de la télévision hertzienne en ville. Son énorme capacité
de diffusion lui a rapidement assurée un succès à la hauteur de la promesse de proposer un grand nombre de chaînes. A tel point que, en 2011,
un téléspectateur américain sur deux accédait toujours à des programmes de télé via
le câble.
En France, c’est une tout autre histoire. Au début des années 80, les premiers réseaux câblés voient le jour sous l’impulsion de la « DGTP », direction des télécoms du ministère des PTT qui lance un « Plan câble » pour raccorder en dix ans 52 villes de France (objectif de 10 millions de prises pour un coût estimé à plus de 3 milliards d’euros). L’échec technique, l’absence de terminaux adaptés, l’insuffisance de programmes diversifiés et le cadre législatif contraignant (interdiction de desservir plus de 8 millions
de foyers) ont fini par tuer le projet dans l’œuf.

« Le câble atteint des taux de pénétration élevés mais arrive à saturation. En Europe, le câble perd même
du terrain, notamment au profit de l’IPTV »

Et pourtant, trois décennies après, c’est grâce à ce réseau que la France pouvait afficher un nombre de foyers ayant accès au très haut débit parmi les plus importants d’Europe. Le pays arrivait ainsi en troisième position, derrière la Russie et la Suède, avec plus de 500.000 abonnés au très haut débit. Mais la plupart était en fait du ressort du câblo-opérateur national Numericable, et non des investissements très limités des opérateurs télécoms dans le déploiement de la fibre optique au cœur de leur réseau. Malgré une image entachée d’obsolescence, le câble (fibre prolongée par du coaxial) a en réalité une dynamique propre qui lui a même permit de devenir, en 2012, le premier mode d’accès aux services de télévision dans le monde (sur le premier téléviseur). Avec plus de 550 millions de foyers, le câble s’installe pour l’instant en tête des modes de réception, devant le réseau hertzien en baisse régulière et devant le satellite et l’IPTV en croissance continue. Technologie d’accès historiquement privilégiée par les pays à forte densité de population ou à l’organisation décentralisée, le câble est logiquement très présent dans ces pays continents que sont la Chine, le Canada ou la Russie, ainsi que dans les pays
à organisation fédérale tels que l’Allemagne ou les États-Unis.
Cependant, sur les marchés matures, le câble atteint des taux de pénétration élevés
mais arrive à saturation. En Europe, le câble perd même du terrain, notamment au profit de l’IPTV. En Amérique du Nord, où le câble est encore de très loin le premier mode de réception TV, il est entré dans une phase de déclin irréversible. La remise en cause aux Etats-Unis fut parfois virulente et militante, tant la position dominante historique des câblo-opérateurs semblait anachronique à l’heure de la révolution Internet : abonnements mensuels de plus 100 dollars par mois, centaines de chaînes que l’on ne regarde jamais, services à valeur ajoutée presque inexistants, … Autant de raisons pour aiguiser les appétits de challengers, lesquels pensaient le moment enfin venu de proposer des services TV de nouvelles générations, quitte à casser les prix. Les Tivo, Vudu, Boxee, Apple TV et autres Google TV ont lancé une offensive en règle saluée par des cohortes de plus en plus nombreuses de cord-cutters.
Sentant le vent de la révolte se lever, les « câblos » ont peu à peu révisé leurs offres,
en suivant la stratégie de Time Warner Cable : de nouveaux packages du type « TV essentials », entre 30 et 50 dollars par mois, de nouveaux modes d’accès aux programmes sur le modèle du site de musique Pandora, la personnalisation de la
publicité, et, bien sûr la capacité d’offrir du triple play dans un contexte où même un Verizon reconnu la puissance des « CableTV » en abandonnant son offre audiovisuelle sur fibre FiOS pour se concentrer sur ses offres mobile de quatrième génération. @

Jean-Dominique Séval*
Prochaine chronique « 2020 » : L’Art et le Web
* Directeur général adjoint du DigiWorld Institute by IDATE.
Sur le même thème, l’institut publie chaque année
son étude « Le marché mondial de la télévision »,
par Florence Le Borgne.