Retour sur le rapport parlementaire « antistrust » qui a convaincu des Etats américains d’attaquer les GAFA

Alors que des Etats américains se coalisent pour engager des poursuites judiciaires à l’encontre de Google et de Facebook, accusés d’abus de position de dominante, revenons sur les conclusions du rapport parlementaire « antitrust » qui appelle le Congrès des Etats-Unis à légiférer contre les GAFA.

Par Fabrice Lorvo*, avocat associé, FTPA.

La révolution numérique continue à désemparer les juristes dès lors que depuis plus de vingt ans, le droit ne cesse de courir désespérément derrière la technique. Que ce soit notamment du fait de l’abolition des frontières ou de la fin du monopole du support papier, le numérique s’est développé en dehors des lois et des Etats. Et c’est au nom de la défense de la liberté individuelle que les GAFA (1) se sont opposés à toute réglementation étatique. La tâche est d’autant plus facile que les Etats ne sont même pas d’accord entre eux sur la conduite à tenir.

Des start-up aux « killer acquisitions »
Schématiquement les Européens étaient en faveur d’une réglementation contraignante des GAFA, alors que les Américains – pensant être les bénéficiaires économiques de ces méga-plateformes numériques nées sur leur sol et suspectant des mesures protectionnistes européennes d’entraves à la mondialisation en marche – y étaient opposés ! Les Etats-Unis, eux, sont plus partisans d’une sorte de soft power par l’économie. Or, aujourd’hui, les GAFA sont devenus des monstres qui disposent d’une puissance dépassant ou rivalisant avec celle de certains Etats. Alors que le « Vieux Continent » – notamment la Commission européenne et les autorités de la concurrence françaises, allemandes et britanniques – ne cesse de réfléchir aux moyens de contrôler ladite puissance et de sanctionner ses abus, le « Nouveau Monde » semblent commencer à se préoccuper de la situation.
La commission des Affaires juridiques de la Chambre des représentants des Etats-Unis (2) a publié en octobre 2020 un rapport d’enquête concernant l’état de la concurrence sur les marchés numériques. L’objectif était de documenter les problèmes de concurrence, d’examiner si les entreprises dominantes se livraient à un comportement anticoncurrentiel, et d’évaluer si les lois antitrust existantes, ainsi que les politiques de concurrence et les niveaux d’application actuels, étaient adéquats. Après plus d’une année d’enquête, la collecte de preuves d’environ 1,3 million de documents, l’audition des différents intervenants et notamment les « Chief Executive Officer » (CEO) respectifs des GAFA (3), le rapport tire de nombreux enseignements. Ce rapport de 451 pages (4), qui fera date, constate que ces entreprises qui étaient autrefois des start-up rebelles et négligées sont devenues le genre de monopoles que les Etats-Unis ont connus à l’ère des barons du pétrole, des magnats des chemins de fer, et des financiers des télécommunications.
• Google a le monopole sur les marchés de la recherche générale en ligne et de la publicité. L’entreprise s’est depuis étendue à beaucoup d’autres secteurs d’activité (Chrome comme navigateur, Google Maps pour la cartographie, Google Cloud dans le nuage informatique, ou encore « l’Internet des objets » pour ne citer qu’eux).
• Amazon a une position dominante sur le marché des achats en ligne. Elle exerce un pouvoir de monopole sur de nombreuses petites et moyennes entreprises qui n’ont pas d’alternative viable à Amazon pour atteindre les consommateurs en ligne.
• Facebook a un pouvoir de monopole sur le marché des réseaux sociaux. Facebook a également maintenu son monopole grâce à une série de pratiques commerciales anticoncurrentielles.
• Apple a un pouvoir de marché significatif et durable sur le marché des systèmes d’exploitation mobiles lui permettant ainsi de contrôler toutes les distributions de logiciels sur les appareils iOS.
Bien qu’étant différentes, ces quatre sociétés ont des pratiques commerciales qui révèlent des problèmes communs. Chaque plateforme sert désormais de « portier » (gatekeeper) sur son canal-clé de distribution. En contrôlant l’accès aux marchés, les GAFA peuvent choisir les gagnants comme les perdants. Le succès des entreprises et des acteurs du marché (et donc leurs moyens de subsistance économiques) dépend donc du bon vouloir et de l’arbitraire des plateformes dominantes.

Première victime : le consommateur
Ce pouvoir est non seulement démesuré mais ils en abusent en facturant des frais exorbitants, en imposant des clauses commerciales abusives et en exploitant des data précieuses provenant de ceux qui utilisent leurs services. Pour renforcer leur position dominante, chaque plateforme utilise son statut de « portier » pour empêcher l’arrivée de nouveaux concurrents – notamment en identifiant et, le cas échéant, en annihilant des rivaux potentiels : soit en les rachetant, soit en les copiant ou soit en les détruisant. Le rapport mentionne même par deux fois l’expression « killer acquisitions ».
Le rapport reconnaît que les GAFA ont apporté des avantages évidents à la société américaine, cependant il constate que leur domination a un prix et qu’il est coûteux. La première victime est le consommateur. Par exemple, en l’absence de concurrence d’Apple, non seulement la qualité et l’innovation parmi les développeurs d’applications mais aussi le choix pour les consommateurs ont été réduits et les prix ont augmenté.
De même, la qualité de Facebook s’est détériorée au fil du temps, entraînant une dégradation de la protection de la vie privée de ses utilisateurs et une augmentation spectaculaire de la désinformation sur sa plateforme. En l’absence de garde-fous de protection de la vie privée adéquats aux Etats-Unis, la collecte persistante et l’utilisation abusive des données des consommateurs sont un indicateur du pouvoir de marché en ligne.

Pouvoir de marché en ligne accru
Le consommateur direct n’a pas été la seule victime de ces comportements ; le citoyen l’est aussi. En effet, les abus de ces positions dominantes affectent aussi la presse indépendante et diversifiée, l’innovation, la vie privée en ligne des Américains (la confidentialité et les données), mais aussi la démocratie. Le rapport relève qu’il existe une asymétrie de pouvoir significative et croissante entre les plateformes dominantes et les organes de presse. Cette domination a des effets néfastes sur la production et la disponibilité de sources d’information fiables. La domination de certaines plateformes en ligne a contribué au déclin des sources d’informations fiables qui sont pourtant essentielles à la démocratie.
La montée en puissance du pouvoir de marché en ligne a également affaibli considérablement l’innovation et l’esprit d’entreprise dans l’économie américaine. Certains investisseurs en capital-risque ne souhaitent pas financer de jeunes entreprises qui osent tenter d’entrer en concurrence frontale avec ces entreprises dominantes. Enfin, le pouvoir de marché de ces plateformes risque aussi de saper les libertés politiques. Du fait de leur position dominante, chacune de ces entreprises gère dorénavant sa part de marché et écrit sa propre quasi-réglementation privée sans rendre compte à personne d’autre qu’à elle-même. Par le lobbying, ces entreprises renforcent leur pouvoir d’influence sur le processus d’élaboration des politiques, façonnant davantage la manière dont elles sont gouvernées et réglementées. Elles sont devenues des Etats dans l’Etat. Les GAFA prennent aussi quelques libertés avec les tribunaux, soit parce que ces entreprises se considèrent comme au-dessus de la loi, soit parce qu’elles considèrent la violation de la loi comme un coût commercial. Ces géants du Net ont trop de pouvoir et cela va encore empirer car, dans la prochaine décennie, ils vont probablement concentrer à eux seuls 30 % de la production économique brute mondiale. Ce market power doit donc être limité et soumis à surveillance et contrôle, voire à sanctions. L’économie et la démocratie des Etats-Unis sont en jeu, et a fortiori aussi celles d’autres régions du monde. Pour tenter d’enrayer ce phénomène, le rapport affirme que les lois doivent être actualisées pour permettre à l’économie américaine de rester dynamique et ouverte à l’ère numérique. Il formule les objectifs suivants : restaurer la concurrence dans l’économie numérique, renforcer les lois antitrust, et relancer l’application de la loi antitrust. Cette condamnation sans appel du pouvoir démesuré et abusif des GAFA et cette invitation à agir – véritable appel à légiférer – sera-t-elle suivie d’effets ? Pour ce faire, il faudrait une évolution concomitante du pouvoir législatif, c’est-à-dire du Congrès américain (or ce rapport écrit essentiellement par des démocrates n’est probablement pas l’expression de la majorité du Congrès), du pouvoir exécutif (celui qui applique les lois de la concurrence) et du pouvoir judiciaire (puisqu’une évolution nécessiterait au préalable des revirements de jurisprudence de la Cour Suprême des Etats-Unis en matière de règles antitrust).
La tâche sera dure et la route longue. On peut y voir, a minima, une prise de conscience américaine et espérer que l’Amérique ne sera plus un obstacle aux tentatives de réglementation de l’Europe. Depuis 2016, la Commission européenne tente de repenser les règles du contrôle des concentrations dès lors que le critère du simple chiffre d’affaires de la cible n’est plus l’unique critère pertinent sur le marché numérique (5). Une des pistes serait de renforcer le caractère dissuasif des sanctions financières en cas d’abus de position dominante. Face aux chiffres d’affaires colossaux des GAFA, des amendes ont actuellement un effet marginal (6).

Les BATX et les YVOT en embuscade
Reste la solution du démantèlement pure et simple évoquée par ce rapport « anti-trust ». Si cette hypothèse semble être la seule solution concrète pour régler définitivement les abus des GAFA, elle n’est pas sans risque. En effet, elle ne peut être sérieusement envisagée qu’au niveau mondial. A défaut, démanteler les GAFA reviendrait à laisser la place vide aux BATX (7) chinois ou aux YVOT (8) russes qui sont en embuscade. Or le numérique est comme la nature, il a horreur du vide. Le risque serait donc de supprimer un risque américain pour lui substituer un risque d’un autre continent. @

* Fabrice Lorvo est l’auteur du livre « Numérique : de la
révolution au naufrage ? », paru en 2016 chez Fauves Editions.