Avec l’administration Trump, la bataille de la neutralité du Net est relancée aux Etats-Unis

Alors que cela fait un an que le règlement européen « Internet ouvert » est entré en vigueur sur le Vieux Continent, les Etats-Unis sont confrontés, eux, à la remise en cause par Trump du règlement « Open Internet Order ». Les géants du Net montent au créneau. La FCC, elle, vote le 18 mai.

Le 32e président de la Federal Communications Commission (FCC), Ajit Pai (photo de gauche), nommé en janvier par le nouveau président des Etats-Unis Donald Trump (1),
a rencontré le 11 avril dernier l’Internet Association dont sont membres Google (Alphabet), Facebook, Amazon, Microsoft, Netflix Spotify ou encore Snap. Ils lui ont demandé de préserver la neutralité du Net telle que le prévoyait le règlement strict adopté sous l’administration Démocrate Obama. Mais le Républicain Ajit Pai s’est déjà prononcé contre ce règlement et a vient d’annoncer un vote de la FCC pour le 18 mai.

Les trois « no » d’Obama en 2014
« Voulons-nous que le gouvernement contrôle Internet ? Ou voulons-nous adopter
une approche souple établie par le président Clinton et le Congrès Républicain en
1996 et à plusieurs reprises réaffirmée par la FCC, aussi bien par les Démocrate que les Républicains ? Voulons-nous décourager le secteur privé d’investir plus dans la construction et l’extension des réseaux ? Ou voulons-nous inciter à plus d’investissement dans les infrastructures en ligne et permettre à plus d’Américains d’avoir des opportunités numériques ? », a demandé Ajit Pai (2). Ce fut le 26 février 2015 que la majorité des membres – trois des cinq – du régulateur des télécoms américain avait voté pour de nouvelles règles « Open Internet » (Open Internet Order) plus strictes en faveur de la neutralité de l’Internet aux Etats-Unis (3). Lorsqu’il était président, Barack Obama avait pris position le 10 novembre 2014 en faveur d’une
« stricte » neutralité du Net dans un « President’s Statement ». Ces nouvelles règles se résumaient en trois « no » : « no blocking, no throttling, no paid prioritization » (aucun blocage, aucun étranglement, aucune priorisation payée). Autrement dit : pas d’Internet à deux vitesses aux Etats-Unis. Cela voulait dire que si un internaute ou un mobinaute – car cette neutralité stricte s’applique au fixe et au mobile – demandent l’accès à un site Web ou à un service dont le contenu est a priori légal : le fournisseur d’accès à Internet (FAI) ne pourra bloquer cet accès ; les contenus ne pourront être discriminés au profit d’autres ; les sites web n’auront pas besoin d’acheter des lignes prioritaires ou les FAI le leur proposer. Et en désignant le haut débit fixe et mobile « services publics », la FCC se donnait le pouvoir d’imposer la neutralité du Net (4). Mais ces mesures en faveur d’un Internet ouvert n’ont pas été du goût des opérateurs télécoms et câblo-opérateurs américains, AT&T, Comcast ou encore Verizon les ayant aussitôt contestées. Le premier d’entre eux avait même suspendu le déploiement de son réseau de fibre optique en signe de protestation. Or depuis l’intronisation en janvier de Donald Trump et la démission de Tom Wheeler de la présidence de la FCC, les « telcos » obtiennent gain de cause. Cela a commencé dès février avec la suppression de l’obligation pour les FAI de petite taille (moins de 250.000 abonnés) de détailler leurs factures. Le régulateur fédéral a aussi renoncé à mener à bien deux enquêtes sur le zero rating (5). Le « zero-rating » est une pratique commerciale où les données téléchargées par certaines applications ou services ne sont pas comptabilisées dans l’abonnement d’un utilisateur, favorisant ainsi certaines applications au détriment d’autres.De même, ses propositions de dégrouper les set-top-boxes des câbloopérateurs pourraient être enterrées avant d’avoir existé (6) (*) (**). Durant leur
rencontre avec le nouveau président de la FCC, l’Internet Association – créée en
juillet 2012 et présidée par Michael Beckerman (photo de droite) – a réaffirmé son attachement à l’Open Internet Order qu’elle considère comme « un composant vital
de l’Internet gratuit et ouvert » et « un garant de l’expérience des utilisateurs, de la concurrence et de l’innovation en ligne ». Les acteurs du Net plaident pour le maintien de cette règlementation ex ante, qui interdit aux FAI – nommés Broadband Internet access service (Bias) aux Etats-Unis – de faire payer des accès prioritaires, quel que soit le mode d’accès à Internet (fixe, wifi mobile ou satellite).

La CCIA garde un œil sur l’Europe
L’Open Internet Order impose que l’interconnexion ne soit pas utilisée comme un goulot d’étranglement artificiel susceptible de ralentir le trafic ou d’instaurer des péages aux fournisseurs de services Over-The-Top (OTT). « Autrement dit, les règles de la Net Neutrality devraient être renforcées et conservées intactes », a insisté Michael Beckerman auprès de Ajit Pai. Des géants du Net ainsi que Samsung, Rakuten, Yahoo ou encore eBay sont également membres de la Computer & Communications Industry Association (CCIA), laquelle veille à ce que la neutralité de l’Internet ne soit pas remise en cause. Avec Mozilla, elle avait même apporté son soutien en 2015 à la FCC devant la justice américaine à Washington. Et c’est en juin 2016 que la FCC a eu gain de cause en appel sur l’Open Internet Order. « Cette décision de justice est une victoire pour les principes qui fondent notre démocratie et qui construisent une forte et innovante économie – liberté d’expression pour tous et marché concurrentiel. Cela veut dire qu’aucune entreprise ne peut agir comme un gatekeeper [un passage obligé, ndlr] pour les contenus Internet. C’est l’assurance pour les petites start-up et les petits fournisseurs de services de pouvoir concurrencer dans les mêmes conditions d’accès au trafic Internet que les entreprises déjà établies. Le maintien de l’Open Internet favorisera un cercle vertueux dans l’innovation qui a été la marque de l’Internet et de son impact non seulement sur l’économie numérique mais aussi sur l’économie dans son ensemble », s’était alors félicité Edward Black, le président et directeur général de la CCIA.
La CCIA avait par ailleurs accueillis favorablement en septembre 2016 les lignes directrices sur l’« Internet ouvert » émises par l’Organe des régulateurs européens
des communications électroniques (Orece, ou en anglais Berec (7)), que préside Sébastien Soriano (président de l’Arcep) depuis le 1er janvier 2017. « Les lignes directrices [européennes sur la neutralité de l’Internet, ndlr] serviront à partager la même interprétation de l’Internet ouvert à travers l’Union européenne, afin de contribuer à construire un marché unique numérique », s’était félicité James Waterworth, vice-président de CCIA Europe. Cela fait maintenant un an, depuis le 30 avril 2016, que le règlement européen « Internet ouvert » adopté par les eurodéputés le 25 novembre 2015 est entré en vigueur sur le Vieux Continent.

Vers un « tsunami de résistance »
La neutralité du Net n’est pas le seul principe à subir les coups de boutoir de l’administration Trump. La protection des données renforcée en fait aussi les frais.
Le 3 avril dernier a été promulguée – par le président des Etats- Unis – l’abrogation
des règles de protection des données des internautes, lesquelles avaient été aussi adoptées par la FCC et l’administration Obama en octobre 2016. Là aussi, les opérateurs télécoms américains, AT&T, Comcast ou encore Verizon, se sont réjouis
de cette décision avant même l’entrée en vigueur de cette mesure. Celle-ci prévoyait que les FAI devaient obtenir l’accord préalable de leurs abonnés avant d’exploiter leurs données numériques considérées comme « personnelles » telles que celles provenant de leur historique de navigation, de leur géolocalisation, de leurs applications à usage personnel (e-commerce, finance, santé, …). Cette abrogation est intervenue une semaine après que le Congrès américain l’ait votée à 215 voix contre… 205.
Aux Etats-Unis, la Chambre des représentants et le Sénat sont tous les deux à majorité Républicaine et pro-Trump. Mais l’opposition Démocrate promet un « tsunami de résistance » !

Au détriment des consommateurs
La Maison blanche a justifié ce détricotage règlementaire par le fait que cette règle instaurait une différence de traitement entre les acteurs du numériques, dans la mesure où des acteurs tels que Google ou Facebook n’y auraient pas été soumis. En effet, les sites Internet sont régis par des obligations moins restrictives que celles des opérateurs télécoms. Les premières relèvent de l’autorité de la FCC, tandis que les secondes relèvent de l’autorité de la FTC (Federal Trade Commission). Le président de la FCC, Ajit Pai, a bien sûr applaudi l’abrogation de la mesure. Ce qui, en revanche, n’a pas été du goût d’associations américaines telles que l’American Civil Liberties Union (ACLU) ou de l’association Free Press, vent debout contre l’utilisation des données personnelles sans l’autorisation explicite des internautes et mobinautes. « C’est une violation des droits à la vie privée des utilisateurs d’Internet », avait dénoncé fin mars Craig Aaron, président et directeur général de Free Press. Et de poursuivre :
« Apparemment, cela ne pose pas de problème [au Congrès et à l’administration Trump, ndlr] que les câbloopérateurs et les opérateurs télécoms fouinent dans les informations privées concernant votre santé ou vos finances, vos activités religieuses ou votre vie sexuelle. Ils ont voté pour s’emparer des droits de centaines de millions d’Américains afin de juste permettre à quelques entreprises géantes de conforter leurs profits déjà considérables ».
Même levée de boucliers de la part du Center for Democracy and Technology (CDT), de l’Electronic Frontier Foundation (EFF) et du Electronic Privacy Information Center (EPIC), dont Natasha Duarte est l’analyste juridique et porte-parole : « Les informations exploitées comptent parmi les détails les plus intimes de la vie d’une personne.
Les consommateurs doivent pouvoir contrôler ce que les entreprises font de ces informations », rappelle-t-elle. Entre la neutralité du Net remise en cause au profit des opérateurs télécoms et la protection des données affaiblie au profit des fournisseurs de services numériques, l’administration Trump et sa majorité parlementaire risque de se mettre à dos les internautes. @

Charles de Laubier