Régulation des plateformes numériques : état des lieux et des divisions

Cela fait un an, le 6 mai, que la Commission européenne a présenté sa « Stratégie pour un marché unique numérique ». Depuis, le principe de « loyauté des plateformes numériques » fait son chemin et pourrait devenir le pendant de la neutralité des réseaux. La France et l’Allemagne le réclament.

Par Christophe Clarenc (photo) et Martin Drago, cabinet Dunaud Clarenc Combles & Associés

En septembre 2013, la ministre de l’Economie numérique de l’époque, Fleur Pellerin, déclarait dans une interview dans la presse (1) : « Ce qui me frappe, c’est que l’on reste très focalisé aujourd’hui sur la régulation des réseaux, comme l’illustre le nouveau “Paquet télécom” proposé par la Commission européenne. Mais on oublie que l’enjeu principal concerne désormais les grandes plateformes, comme Apple, Google, Facebook, Amazon et consorts, qui sont devenues les points d’accès obligés à l’Internet. Ce sont les conglomérats du XXIe siècle qui organisent la nouvelle économie à leur avantage ».

Conglomérats numériques
Dans cette même interview, qu’il est bon de rappeler deux ans et demi après, elle appelait la Commission européenne à la nécessité et à la priorité d’une régulation de ces grandes plateformes pour « bâtir concrètement l’Europe numérique et arrêter de
la subir » : « Si l’on ne fixe pas des règles, c’est tout l’écosystème de l’innovation qui est en danger. […] A travers leurs moteurs de recherche, leurs places de marché ou encore leurs magasins d’applications, ces plateformes ont mis des centaines de milliers d’acteurs économiques dans une situation de dépendance. […] Ces plateformes sont
à la fois juges et parties, diffuseurs et producteurs de services. Elles s’étendent verticalement, en intégrant de nouveaux services mis en avant de manière préférentielle et déloyale. […] En réalité, les seuls régulateurs qui font aujourd’hui la
loi sur la Toile, ce sont [elles]. […] Leurs positions de marché sont devenues tellement dominantes qu’il devient extrêmement difficile de les contester ».
Et la ministre de conclure : « Ce qui est en jeu, en définitive, c’est la liberté et la capacité d’innovation. Ils la brident et imposent leurs normes, ce qui empêche l’émergence de tout concurrent potentiel. […] Les outils actuels de régulation par la concurrence sont inadaptés à l’univers ultra-rapide et mouvant du numérique. […] Afin de sortir de cette impasse, l’Europe devrait se doter d’une autorité de régulation pour agir ex ante, dès que les conflits et abus apparaissent avec les plateformes. ».
Ces préoccupations ne figuraient pas à l’agenda de la « Stratégie numérique pour l’Europe » (2) poursuivie depuis 2010 par la Commission européenne, bien que le constat de la prédominance des GAFA sur le marché européen ait été déjà fait (3). Elles n’ont pas été reprises au rang des « mesures législatives ambitieuses en vue de créer un marché unique du numérique connecté » annoncées par le nouveau président de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker, en septembre 2014 et focalisées sur un « démantèlement des cloisonnements nationaux en matière de régulation des télécommunications, de législation sur le droit d’auteur et la protection des données et de gestion des ondes radioélectriques » (4).
En novembre 2014, la France et l’Allemagne ont conjointement appelé la nouvelle Commission européenne « à se saisir du sujet de la loyauté des grandes plateformes Internet pour préserver les conditions d’un marché unique numérique ouvert et non discriminatoire » (5). Cette dernière a fixé les orientations de sa stratégie d’achèvement du marché unique numérique en mars 2015 (6) et a formalisé son programme d’actions dans sa communication du 6 mai 2015 présentant sa « Stratégie pour un marché unique numérique en Europe » (7).

La neutralité de l’Internet
Son programme d’établissement d’« un environnement propice au développement des réseaux et services numériques innovants » vise principalement et prioritairement le cadre réglementaire des télécommunications, avec en particulier l’adoption d’une régulation claire et harmonisée « pour la neutralité de l’Internet » à l’endroit des opérateurs.
Un règlement 2015/2120 a d’ailleurs été adopté le 25 novembre 2015, imposant aux opérateurs de communications électroniques au public une obligation de traitement égal et non discriminatoire du trafic et des mesures de transparence dans la fourniture de leurs services d’accès à l’Internet. Le programme évoque la question d’« un environnement réglementaire approprié pour les plateformes et les intermédiaires » en notant que « la puissance sur le marché de certaines plateformes en ligne peut être une source de préoccupation, notamment dans le cas des plateformes les plus puissantes dont dépendent sans cesse davantage les autres acteurs du marché » et que « la manière dont elles utilisent leur puissance sur le marché pose un certain nombre de problèmes qui méritent une analyse dépassant la seule application du droit de la concurrence dans des cas spécifiques ».

Hostilité à la régulation ex ante
La Commission européenne a affiché un besoin d’évaluation du rôle des plateformes (moteurs de recherche, médias sociaux, plateformes de commerce en ligne, boutiques d’application, comparateurs de prix) et des intermédiaires en ligne portant notamment sur la transparence des services, les conditions d’utilisation des informations collectées, les relations entre les plateformes et les fournisseurs et les contraintes auxquelles sont confrontées les personnes et les entreprises souhaitant changer de plateforme. Elle a lancé cette évaluation en septembre 2015 par consultation publique intitulée « Donnez votre avis sur le blocage géographique et le rôle des plateformes dans l’économie en ligne » (8). Compte tenu des connaissances déjà acquises et accumulées par la Commission européenne à ce sujet, notamment dans ses procédures d’application du droit de la concurrence (9) et dans ses travaux de préparation de la directive sur la sécurité des réseaux et de l’information (10), ce processus d’évaluation pourrait tout aussi bien s’apparenter à de la temporisation sous la forte pression des théories et des intérêts hostiles à toute régulation ex ante contraignante des plateformes, clairement exprimés par la délégation européenne de la Chambre du commerce américain (11) et par un groupe d’Etats membres de l’UE réunis sous la bannière du Royaume-Uni (12). La suite le dira.
La Commission européenne déclare que l’achèvement du marché unique numérique
« pourrait apporter 415 milliards d’euros à l’économie européenne » et « permettra à l’Europe de conserver sa position de leader mondial dans le domaine de l’économie numérique ». En attendant, de mai 2010 à février 2016, la capitalisation boursière des GAFA qui exercent ce leadership est passée de 559 milliards à 1678 milliards de dollars (13).
De son côté, la France a entrepris d’établir une régulation spécifique des plateformes en ligne. Le Conseil d’Etat, dans son rapport de septembre 2014 sur « le numérique et les droits fondamentaux » (14), a recommandé de soumettre les plateformes en lignes offrant des services de classement ou de référencement à un « principe de loyauté » – lequel serait le pendant du principe de neutralité appliqué aux fournisseurs d’accès à Internet. Le Conseil national du numérique (CNNum), soulignant le rôle crucial des plateformes dans l’objectif de neutralité de l’Internet, a préconisé une double dimension d’application de ce principe : une application à l’ensemble des plateformes dans leurs relations avec les utilisateurs non professionnels et une application aux plateformes dotées d’un fort pouvoir de marché dans leurs relations avec leurs utilisateurs professionnels.
L’Arcep, qui se positionne en « régulateur des réseaux numériques », a souligné qu’il était indispensable d’aborder la question de la loyauté des plateformes de manière globale, en garantissant cette loyauté tant vis-à-vis des consommateurs que des professionnels. Cependant, si la directive sur le commerce électronique de juin 2000 n’interdit pas d’imposer aux prestataires de la société de l’information des obligations nécessaires et proportionnées pour assurer la protection des consommateurs, une extension de ces obligations à la protection des professionnels serait plus délicate.

Projet de loi « République numérique »
Ce principe de loyauté des plateformes a été introduit dans le projet de loi « Pour
une République numérique » adopté en Conseil des ministres le 9 décembre 2015
et en cours de discussion devant le Parlement. Le texte a été adopté, modifié, par l’Assemblée nationale le 16 janvier 2016 en première lecture, et va faire maintenant l’objet d’une discussion en séance publique du 26 au 28 avril prochains, toujours en première lecture, avant un vote solennel prévu le 3 mai. Dans l’état actuel du texte,
une section intitulée « Loyauté des plateformes et information des consommateurs » est composée de sept articles, dont un article 23 disposant que « les opérateurs de plateformes en ligne dont l’activité dépasse un seuil de nombre de connexions défini par décret élaborent et diffusent aux consommateurs des bonnes pratiques visant à renforcer les obligations de clarté, de transparence et de loyauté mentionnées à l’article L. 111-5-1 [du code de la consommation (15), ndlr] ».
Le gouvernement a notifié son projet de loi numérique à la Commission européenne en application de la directive 2015/1535 de procédure d’information dans le domaine des réglementations techniques et des règles relatives aux services de la société de l’information. Et la Commission européenne lui a notifié un avis circonstancié (16) à l’encontre des dispositions concernées ! Affaire a suivre. @

Où en est le serpent de mer de la TVA dans le marché unique numérique de l’Union européenne

Près d’un an après avoir présenté sa stratégie numérique, la Commission européenne propose une réforme de la TVA pour l’adapter à l’économie numérique. Censée appliquer le principe du « pays de consommation »,
l’Europe doit encore parvenir à l’harmonisation fiscale.

« Le système de TVA n’a pas été en mesure de s’adapter aux défis de l’économie mondialisée, numérique et mobile telle qu’elle se présente aujourd’hui. Le système de TVA en vigueur,
qui devait être un système transitoire, est fragmenté, complexe pour le nombre croissant d’entreprises exerçant des activités transfrontières et il laisse la porte ouverte à la fraude ». Tel est le constat accablant que fait aujourd’hui la Commission européenne, malgré ses appels incessants depuis des années à une réforme du système de TVA remis en question par Internet.

Dumping et patchwork fiscaux
Et pour cause : les règles européenne sur la TVA ont été conçues il y a plus de vingt ans et selon le principe du « pays d’origine », à savoir que la taxe sur la valeur ajoutée (TVA) était perçue par l’Etat du pays où était implanté le siège de l’entreprise fournissant le bien ou le service. Ce qui a engendré les pratiques de dumping fiscal et de distorsion de concurrence – pour ne pas dire déloyales – au sein de l’Union européenne. Ce fut particulièrement vrai dans les télécoms, l’audiovisuel et le commerce électronique sur Internet. Certaines plateformes numériques telles que Amazon, iTunes d’Apple ou Netflix au Luxembourg, ainsi que Google ou encore Apple en Irlande, en ont profité pour tirer avantages du patchwork fiscal européen grâce à
une TVA moins élevée dans ces pays que pour les autres prestataires basés, eux,
dans des pays fiscalement moins avantageux comme la France.
Mais depuis, la TVA a évolué vers un système de plus en plus fondé sur le principe
du « pays de destination ». C’est ainsi que la directive européenne du 12 février 2008
a substitué à la règle du pays d’origine celle du pays du consommateur. Elle est applicable depuis 1er janvier 2015 mais comporte une période transitoire : « Certaines modifications concernant le lieu des prestations des services pourraient avoir un impact sur le budget des États membres. Afin d’assurer une bonne transition, ces modifications devraient s’étaler dans le temps », est-il en effet précisé discrètement dans cette directive (1). Résultat : sur le marché unique numérique naissant, l’Etat du prestataire conservera 30 % des recettes de TVA jusqu’au 31 décembre 2016 et 15 % jusqu’au 31 décembre 2018. Ce n’est qu’à partir du 1er janvier 2019 que l’Etat du consommateur percevra l’intégralité des recettes. Il aurait été souhaitable de raccourcir cet échelonnement progressif de l’application de cette règle du lieu de consommation dans le budget de chaque Etat. Mais ces délais avait été obtenus fin 2007 à la demande du… Luxembourg – par Jean-Claude Juncker lui-même (photo de gauche), qui était alors à la fois Premier ministre et ministre des Finances du Grand-Duché, avant de devenir… président de la Commission européenne en novembre 2014.
Quoi qu’il en soit, les règles en matière de taux de TVA n’ont jamais été modifiées et mises en adéquation avec cette logique du pays de consommation qui permet une
plus grande diversité des taux. « Contrairement à ce qui se passait dans le cadre du système fondé sur l’origine [le principe du pays d’origine où est implanté l’entreprise vendeuse, ndlr], les fournisseurs et prestataires établis dans un Etat membre à bas taux ne retirent pas d’avantages significatifs de cette situation, de sorte que les différences de taux de TVA sont moins susceptibles de perturber le fonctionnement du marché unique », souligne la Commission européenne dans son plan d’action sur la TVA publié le 7 avril dernier (2).

La directive « TVA » est obsolète
En conséquence, si – grâce au principe du pays de consommation – la diversité des taux en Europe ne pause plus de problème de distorsion de concurrence entre les vingt-huit pays européens, il est donc envisagé de redonner aux Etats membres le pouvoir de fixer eux-mêmes les TVA à taux réduits ou nuls – conformément au principe de subsidiarité. « Les règles actuelles font que les Etats membres se heurtent à un processus lent et difficile pour étendre l’application de taux réduits à de nouveaux domaines, étant donné que toutes les décisions doivent être prises à l’unanimité.
En conséquence, la directive TVA devient obsolète, par exemple en ce qui concerne
les produits bénéficiant d’avancées technologiques ». À ce jour, la Commission européenne a dû ouvrir plus d’une quarantaine de procédures d’infraction à l’encontre de plus des deux tiers des Etats membres.

Le livre et la presse en question
La France est en première ligne : elle a été condamnée il y a un an par la Cour de Justice de l’Union européenne (CJUE) pour avoir appliqué à tort depuis avril 2012 la TVA réduite (5,5 %) sur les livres numériques afin de l’aligner sur celle de l’édition papier (3). La France est également dans le collimateur de la justice européenne pour avoir, en février 2014, aligné le taux de TVA de la presse en ligne sur celui de la presse imprimée pour sortir de l’ambiguïté (4).
Ironie de l’histoire : cette loi française qui étend le super taux de TVA réduite à 2,10 %, dont bénéficie la presse papier, à la presse numérique a été cosignée (5) par le ministre de l’Economie et des Finances de l’époque, Pierre Moscovici (photo de droite). Celui-ci est depuis novembre 2014 commissaire européen en charge, entre autre (6), de la Fiscalité…
« Le système en vigueur a du mal à s’adapter aux modèles commerciaux innovants et aux progrès technologiques dans l’environnement numérique actuel. La différence de taux de TVA entre les biens et services physiques et numériques ne tient pas pleinement compte des réalités actuelles. (…) Les règles actuelles ne tiennent pas pleinement compte de l’évolution technologique et économique. C’est par exemple le cas pour les livres et les journaux électroniques, qui ne peuvent pas bénéficier des taux réduits applicables aux publications papiers », reconnaît tout de même la Commission de Jean-Claude Juncker.

C’est pour éviter l’accumulation de litiges contreproductifs et adapter le système de TVA à l’économie numérique, que la Commission européenne voudrait en finir avec ce centralisme sur la fixation des taux de TVA « à l’unanimité » – quitte à prendre le risque d’une érosion des recettes de TVA, dans la mesure où de nouveaux secteurs économiques revendiqueront à leur tour un traitement fiscal plus favorable, et de nouvelles distorsions de concurrence. La taxe sur la valeur ajoutée rapporte aux Vingt-huit un total cumulé de 1.000 milliards d’euros par an !
Pour l’heure, le taux normal de TVA varie de 15 % à 27 % dans l’Union européenne. Une liste des biens et services pouvant bénéficier de l’application d’un taux réduit est fixée au niveau communautaire. La proposition législative, que présentera formellement à la fin de l’année 2016 la Commission européenne, est de supprimer cette liste centralisée qui manque de souplesse, et de redonner la main aux Etats membres pour fixer leurs taux de TVA, tout en veillant néanmoins à ce qu’il n’y ait pas de concurrence fiscale déloyale et en garantissant la sécurité juridique. Le nombre total de taux réduits autorisés par chaque pays européen pourrait être limité.
Parallèlement, il s’agit de lever les obstacles liés à la TVA qui entravent le e-commerce au sein du marché unique européen. « Le système de TVA actuellement applicable au commerce électronique transfrontière est complexe et onéreux à la fois pour les Etats membres et les entreprises. Les coûts moyens annuels de la livraison de biens dans
un autre pays de l’Union sont estimés à 8.000 euros [pour une entreprise] », indique la Commission européenne sur la base d’une étude en cours sur les obstacles liés à la TVA entravant le commerce électronique transfrontalier. « Le commerce électronique, l’économie collaborative et les autres nouvelles formes d’activités économiques constituent à la fois un défi et une occasion en matière de perception de la taxe », ajoute-t-elle.
L’exécutif européen présentera « au plus tard à la fin de 2016 » une proposition législative pour moderniser et simplifier la TVA pour le commerce électronique transfrontière : extension du guichet unique aux ventes en ligne de biens matériels, mesure de simplification pour aider les petites start-up de e-commerce, autorisation
des contrôles dans le pays d’origine, y compris des entreprises transfrontières, …

Guichet unique e-commerce
« Le guichet unique, qui existe déjà pour les services de télécommunication, les services de radiodiffusion et de télévision et les services électroniques, et qui doit être étendu à toutes les opérations de commerce électronique, sera déployé à une échelle encore plus large et réadapté afin d’exploiter pleinement les possibilités offertes par la technologie numérique pour simplifier, normaliser et moderniser les procédures », prévoit l’exécutif européen dans son plan d’action.
Les entreprises devront s’enregistrer, pour la TVA, uniquement dans les Etats membres où elles sont établies. Selon Ernst & Young, les entreprises européennes devraient ainsi épargner en moyenne environ 1 milliard d’euros par an au total. Et c’est en 2017 que sera présenté un « paquet TVA » en faveur des PME. @

Charles de Laubier

Le Médiateur du livre est contraint d’adapter les lois sur le prix du livre aux usages numériques

Créé il y a plus de trois ans, le « Médiateur du livre » a livré le 1er avril son premier rapport d’activité. Sa présidente Laurence Engel, qui n’ira pas au bout
de son mandat fixé à septembre 2017 (car nommée à la tête de la BnF), quitte
une autorité en plein brainstorming.

La loi n°81-766 du 10 août 1981, dite loi « Lang » sur le prix
du livre, la loi n°2011-590 du 26 mai 2011 sur le prix du livre numérique, la loi n°2014-344 du 17 mars 2014 sur la consommation qui a modifié les deux lois précédentes…
Tel est l’arsenal législatif français du prix du livre. Ces lois,
dont le fondement remonte à il y a 35 ans, sont obsolètes !

Du soft law pour colmater les lois
Les développements des nouveaux usages numériques, que cela soit les offres d’abonnement, les ventes en ligne ou encore le marché de l’occasion, bousculent le droit régissant toute une filière du livre qui ne s’y attendait pas vraiment. A la demande express des maisons d’édition et des libraires, l’autorité administrative indépendante
« Médiateur du livre » a été instituée il y a maintenant trois ans pour préserver les acquis de l’ancien monde. Mais la pression du numérique est tellement forte que cette AAI (1) s’est aussitôt muée en une sorte de « législateur indépendant » contraint de fixer de nouvelle règles pour endiguer le tsunami numérique. « C’est ainsi un nouveau vademecum des lois sur le prix du livre qui se construit, en concertation avec les acteurs de la filière », peut-on lire dans le premier rapport (2) élaboré par Laurence Engel (photo), juste avant de troquer sa casquette de Médiatrice du livre par celle de présidente de la Bibliothèque nationale de France (BnF). Le Médiateur du livre doit non seulement faire des rappels aux lois sur le prix unique du livre imprimé ou numérique (sa vocation première), mais il se retrouve aussi à édicter de nouvelles règles que ces lois n’avaient pas prévues. A défaut de légiférer à nouveau, au risque d’être aussitôt dépassé une nouvelle fois par les pratiques en ligne, le parti pris a été de prolonger le droit par de nouvelles mesures adoptées avec la profession du livre pour ne pas rester dans le statu quo. « Le débat engagé autour de l’émergence de formules d’abonnement dans le secteur du livre a ainsi abouti au rappel des principes posés par la loi mais aussi à leur (ré)incarnation dans les pratiques actuelles. Régulation ne signifie donc pas sclérose, mais elle protège de la brutalité des évolutions qui, sans elle, accentuent le risque de destruction de valeur », est-il expliqué. Ainsi, cette AAI en appelle à la soft law qui permettrait de réguler ou de laisser s’autoréguler un secteur en édictant de nouvelles règles sans avoir à légiférer à nouveau en fonction des évolutions technologiques. « Sans doute cette fonction [de médiateur] est-elle née justement à
ce moment de l’histoire des lois sur le prix du livre où le besoin de régulation appelait
à en assurer la continuation par d’autres moyens : non pas une refonte du droit dur, susceptible de se briser au contact de pratiques en constante mutation, mais un mode d’intervention souple », justifie-t-on. Mais ce « droit souple », dont la notion est apparue dans le droit international à partir des années 1930, est justement constitué de règles non obligatoires, non contraignantes, ce qui n’est pas sans créer de l’insécurité juridique comme l’avait relevé le Conseil d’Etat en 2006. Il faut aussi boucher les vides juridiques. « Le ministère de la Culture et de la Communication prévoit de procéder à l’actualisation de “Prix du livre, mode d’emploi”, un vade-mecum relatif à l’application
de la législation sur le prix. Il serait opportun d’intégrer à ce document les recommandations émises dans le cadre de l’activité de médiation », préconise le Médiateur du livre. Reste que le numérique aura toujours un temps d’avance sur le législateur.
A peine les plateformes numérique d’abonnement à des catalogues de livres sont-elles rentrées dans le rang (3) – à savoir que les maisons d’édition fixent elles-mêmes, comme le prévoit la loi, le prix des livres numériques sur Kindle Unlimited d’Amazon, Youboox, Youscribe, Iznéo de Media Participations, Cyberlibris ou encore StoryPlayR – que se profilent déjà d’autres colmatages à faire. D’autant que le Médiateur du livre est aussitôt saisi par le Syndicat national de l’édition (SNE), le Syndicat de la librairie française (SLF) et/ou le Syndicat des distributeurs de loisirs culturels (SDLC) dès que
la filière du livre croit déceler une infraction. Il en irait ainsi du marché de l’occasion du livre qui se développe grâce au numérique.

Marketplace et marché d’occasion
« Des risques de confusion, voire de contournement de la loi, exist[er]aient, tenant à la promiscuité entre un marché du livre neuf soumis au régime de prix fixe et un marché du livre d’occasion dont les prix sont libres ». Il en irait aussi des plateformes en ligne dites « marketplace » de mise en relation entre acheteurs et vendeurs : Amazon, Chapitre.com, GibertJoseph, La Fnac, Leslibraires.fr, PriceMinister, etc. Après concertation avec ces acteurs, une charte de bonnes conduites devrait être trouvée. @

Charles de Laubier

Relations entre Cannes et Canal : vers la fin de l’exception culturelle du cinéma français

Comme pour compenser la baisse du préfinancement de films, Canal+ met
tout son numérique à disposition du 69e Festival de Cannes du 11 au 22 mai.
La chaîne cryptée du cinéma y sera pour la 24e année. Mais ses relations consanguines avec le Septième Art français s’appauvrissent.

Le principal bailleur de fonds du cinéma français, passé sous
la coupe de Vincent Bolloré en 2015, promet à l’Association française du festival international du film (AFFIF) – présidée par Pierre Lescure et organisatrice du Festival de Cannes (1) – que son groupe Vivendi va mettre les bouchées doubles pour faire rayonner la 69e édition de la grand-messe du Septième Art.
Pour la 24e fois sur la Croisette, Canal+ va faire la promotion du cinéma dans le cadre d’un partenariat qui vient d’être renouvelé pour cinq ans avec notamment la production et la diffusion en exclusivité des cérémonies d’ouverture et de clôture du Festival de Cannes. Mais le budget consacré par la chaîne cryptée du cinéma à l’événement est en baisse par rapport aux 6 millions d’euros estimés de l’an dernier.

Dailymotion « vitrine numérique » de Vivendi
Comme pour tenter de montrer que sont engagement est intacte malgré ces économies, le groupe Canal – dirigé par Maxime Saada (photo) depuis septembre 2015 – va faire appel « à toutes les forces vives du groupe » : non seulement les chaînes Canal+, D8 et iTélé seront mises à contribution, mais aussi les sites web, à commencer par Canalplus.fr et surtout Dailymotion. « On a mis le turbo sur le numérique », a assuré Maxime Saada le 14 avril. « TV Festival de Cannes », la chaîne dédiée et coproduite par Canal+, Orange et le Festival de Cannes pour couvrir les montées des marches, les conférences de presse, les photo-calls, les interviews et les événements officiels, sera disponible sur Dailymotion – mais aussi sur YouTube (2). La plateforme vidéo Dailymotion, acquise par Vivendi à Orange en juin 2015 et présidée depuis janvier 2016 par Maxime Saada (3), revendique quelque 300 millions de visiteurs par mois pour près de 3,5 milliards de vidéos visionnées mensuellement. « Dailymotion a vocation à devenir la vitrine numérique des contenus musicaux et audiovisuels du groupe », indique d’ailleurs le groupe Vivendi. Canal+ a en outre réussi à convaincre le président du Festival de Cannes Pierre Lescure et le délégué général Thierry Frémaux de porter sur eux un micro, afin de proposer chaque soir un montage des meilleurs moments du jour. Dailymotion, qui suit aussi Thierry Frémaux dans ses déplacements dans le monde pour préparer la fête du cinéma, se veut ainsi le point de rendez-vous de l’événement festif. « Je pense que cela a beaucoup compté dans le choix du président du Festival Pierre Lescure [cofondateur de Canal+, ndlr] et de Thierry Frémaux dans le renouvellement de notre partenariat », avait indiqué Maxime Saada
le 15 février au Parisien après l’annonce du nouvellement pour cinq ans du partenariat avec l’AFFIF, mais avec une réduction de la voilure : « Le Grand Journal » sur la Croisette sera animé depuis Paris ; « Les Guignols » cryptés par Vincent Bolloré seront privés de Festival ; le producteur Renaud Le Van Kim a été évincé au cours de l’été 2015 (4).
Mais au-delà d’une vitrine moins reluisante sur la Croisette, le cinéma français craint plus un désengagement progressif du financement de films de la part de Canal+ – jusque-là principal argentier du cinéma français. Bien que la chaîne cryptée soit tenue d’investir 12,5 % de son chiffre d’affaires dans l’acquisition de films européens, dont 9,5 % dans des films en français (soit pour 175 millions d’euros en 2015 pour 129 titres), elle pourrait payer beaucoup moins si son offre devait être scindée en deux. A savoir : d’un côté le cinéma avec Canal+, de l’autre le sport avec BeIn Sports. Si l’Autorité de
la concurrence, dont la décision sur le rapprochement entre Canal+ et BeIn Sports est attendue d’ici fin mai, donnait son feu vert, la chaîne cryptée pourrait en effet séparer ses deux offres thématiques. Auquel cas, le calcul de son obligatoire de financement de films français ne se ferait plus que sur les revenus du seul cinéma, mais non pas sur l’ensemble du chiffre d’affaires de Canal+ comme aujourd’hui.

Le cinéma français craint le clap de fin
La ministre de la Culture et de la Communication, Audrey Azoulay, s’est voulue rassurante auprès des organisations du cinéma inquiètes de cette perspective (5).
« Dès ma prise de fonction, j’ai rencontré Vincent Bolloré, qui a pris l’engagement devant moi de maintenir le niveau de contribution du groupe Canal+ au financement
du cinéma. Et ce, même si le rapprochement de Canal+ et beIN Sports conduisait le groupe à proposer de nouvelles offres fondées uniquement sur le sport », avait-elle assuré le 6 avril dans Le Figaro. Mais il est des chiffres qui ne trompent pas : Canal+ en France accuse une perte opérationnelle de 264 millions d’euros en 2015 (400 millions attendus cette année), et fait face à une forte érosion de sa base d’abonnés depuis quatre ans – dont 405.000 résiliations en 2015. @

Charles de Laubier

Netflix hésite à se lancer dans le sport, sans l’exclure

En fait. Le 14 avril, le Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA) a publié une étude sur « l’offre “overthe- top” de contenus sportifs en France » émanant des chaînes TV (France Télévisions, Canal+, BeIn, …) ou des acteurs du Net (Yahoo, Google, Twitter, …). Un des grands absents du sport est… Netflix.

En clair. Ira ? Ira pas ? Le géant mondial de la vidéo à la demande par abonnement Netflix retransmettra-t-il un jour – en SVOD ou en live – des événements sportifs comme commencent à le faire par exemple Yahoo, Google ou encore Twitter ? Avec ses 81,5 millions d’abonnés dans le monde, dont plus de 2 millions en Europe (1), le groupe fondé par Reed Hastings est tenté de rivaliser avec les acteurs du Net lancés dans la bataille des droits de diffusion sportifs (2).
Mais il y a débat au sein même de Netflix pour savoir si le jeu en vaut vraiment la chandelle. Lors de leur événement-séduction organisé pour l’Europe à Paris, à la Cité du cinéma de Saint-Denis le 11 avril dernier, le PDG Reed Hastings et son directeur des programmes Ted Sarandos ont assuré à RadioTimes.com qu’il n’avaient pas de projet de diffusion sportive en live. « Est-ce que le sport serait quelque chose que vous feriez ? » leur a-t-il été demandé : « Non, en aucun pas », a répondu Ted Sarandos
en estimant qu’« il y a beaucoup de valeur ajoutée préparée d’avance dans le divertissement quand vous regarder un film ou une émission de télévision, mais
pas beaucoup de valeur pour le sport dans la mesure où vous voulez le regarder en direct avec tout le monde ». Pourtant, publiée trois après le show de Netflix axé sur les séries, l’étude du CSA sur l’offre OTT (Over-The-Top) de contenus sportifs en France (3) cite les propos de Ted Sarandos tenus lors de la 43e conférence « Global Media and Communications » organisée par la banque UBS à New York début décembre 2015 et rapportés par les médias américains tels que The Hollywood Reporter ou le New York Post. Ted Sarandos dit en substance que Netflix pourrait un jour se lancer dans les rencontres sportives, mais uniquement s’il créait lui-même l’événement et en possédait donc les droits : « S’il y a un modèle où nous créons nos propres ligues des sports, cela pourrait être intéressant », a-t-il dit précisément. Ted Sarandos a pris en exemple X Games, la compétition de sports extrêmes détenue par Disney qui la diffuse chaque année sur sa propre chaîne sportive ESPN. Mais il a ajouté que Netflix ne souhaitait pas acquérir des droits auprès des ligues de sport car, au-delà du fait qu’elles sont en position de force dans la négociation sur les prix, rendre disponible à la demande ce type de contenu n’apporterait aucune valeur ajoutée à l’utilisateur. @