Eric Walter, Hadopi : « On ne peut plus légiférer en 2014 contre le piratage comme on l’a fait en 2009 »

La Haute autorité pour la diffusion des oeuvres et la protection des droits sur Internet (Hadopi) aura 5 ans le 12 juin. « Si c’était à refaire aujourd’hui, le texte serait sans doute différent » nous dit son secrétaire général, qui dresse un bilan
« largement positif » avec le piratage « stabilisé ». Le nombre de 100 dossiers transmis à la justice est atteint.

Propos recueillis par Charles de Laubier

Eric WalterEdition Multimédi@ : La loi Hadopi du 12 juin 2009, instaurant
la Haute autorité pour la diffusion des œuvres et la protection des droits sur Internet, a 5 ans dans quelques jours. Quel bilan faites-vous de ce texte de loi très controversé ? Si c’était à refaire, faudrait-il l’adopter en l’état ?
Eric Walter :
Je n’ai pas à faire le bilan du texte. C’est une responsabilité qui appartient au législateur.
En revanche, nous pouvons dresser un bilan de la mise en oeuvre.
Il est largement positif, au delà des controverses qui, pour beaucoup, se nourrissent d’approximations voire souvent d’erreurs.
Le téléchargement illicite est désormais stabilisé. Nous ne nous en attribuons pas tout
le mérite, mais que l’existence même d’Hadopi et les débats qui l’ont entourée y aient contribué me semble une évidence difficile à contredire.

Au-delà, nous avons pour la première fois en France une institution publique dédiée
aux usages culturels numériques. Ce statut très particulier nous a permis d’acquérir
une connaissance et un savoir-faire rares dans la fonction publique. Enfin, tant sur les nouveaux moyens déployés pour encourager l’offre légale, réguler les mesures techniques de protection que sur le caractère très innovant de nos travaux d’études
et de recherche, il y a là une ressource publique unique qui permet à tous désormais de travailler sur des faits objectifs, et non plus seulement des idées ou des a priori. Si c’était à refaire aujourd’hui, le texte serait sans doute différent. Beaucoup de changements sont intervenus depuis 2009. Ils ont notamment été très largement analysés dans le rapport
« Lescure ». A l’international, on observe que les procédures dites de riposte graduée prennent une forme différente. On ne peut plus en 2014 légiférer sur la question comme
on l’a fait en 2009.

« Sur la création d’une « autorité du numérique’’ recommandée par l’étude du CGSP [commissariat
général à la stratégie et à la prospective, qui dépend du Premier ministre, ndlr], la présidente de l’Hadopi, Marie-Françoise Marais, trouve que c’est “une idée intéressante”
et que “les compétences numériques de l’Hadopi pourraient naturellement aussi y trouver leur place” »

EM@ : Les industries culturelles, qui affirment que le piratage repart à la hausse, estiment (à mots couverts) que l’Hadopi n’en a pas fait assez depuis trois ans et demi, au vu des quelques dizaines de dossiers « seulement » transmis à la justice. Et ce, après 3 millions d’e-mails d’avertissement et plus de 310.000 lettres recommandées envoyés d’octobre 2010 (début de la réponse graduée) au 30 avril dernier. Un malentendu ne s’est-il pas installé au fil des ans entre les ayants droits (SCPP, Sacem, SDRM, SPPF, Alpa) et l’Hadopi ?
E. W. :
Cette hausse supposée du piratage en ligne n’est pas corroborée par nos analyses. Si des données en attestent, qu’on nous les transmette et nous les analyserons. En attendant, nous observons une stabilité des faits de téléchargement illicite toutes technologies confondues et aucune donnée sérieuse ne vient contredire cette observation.
Il n’y a aucun malentendu. Les titulaires de droits connaissent dans le détail notre travail
et toute l’énergie et tous les moyens que nous déployons au travers de la procédure de réponse graduée. C’est une légende urbaine tenace que d’affirmer que le faible nombre
de dossiers transmis à la justice – au nombre de 100 au 30 avril 2014 – est une preuve d’échec. C’est tout le contraire ! Comme le dit souvent la présidente de la CPD [commission de la protection des droits, ndlr], si on avait voulu des transmissions massives, il aurait fallu écrire un autre texte, une autre loi. Celle-ci, telle qu’elle est faite, est fondée sur un principe essentiellement pédagogique qui vise non pas à transmettre
à la justice mais justement à tout faire pour ne pas avoir à transmettre. Tout dossier transmis est un échec, oui. Mais la masse des dossiers non transmis est un réel succès, qui montre bien que le dispositif remplit sa mission de sensibilisation. Les ayants droit savent très bien qu’aucun autre pays ne s’est investi aussi vite, aussi loin et aussi massivement que la France pour la protection de leurs droits sur Internet et, en particulier via l’Hadopi, les réseaux P2P. Je pense qu’il n’y a aucune ambiguïté là-dessus.

EM@ : La présidente de la CPD de l’Hadopi a remis le 12 mai son rapport « Lutte contre la contrefaçon commerciale en ligne » à Aurélie Filippetti : les acteurs de la publicité et du paiement en ligne, appelés à une « autorégulation », ne risquent-t-ils pas de jouer les « gendarmes » ou la « police privée » ?
E. W. :
C’est à Mireille Imbert-Quaretta qu’il appartient de s’exprimer sur son rapport.
Je tiens juste à mettre en garde contre l’usage excessif de termes accusateurs du type
« police privée ». C’est souvent simpliste et bien peu représentatif du fond des questions concernées. Ce n’est pas ma façon de faire.

EM@ : Alors qu’Aurélie Filippetti promet une loi Création depuis huit mois, avec absorption de l’Hadopi par le CSA, la présidente de l’Hadopi – Marie-Françoise Marais – milite contre cette perspective. Elle voit plus un lien entre propriété intellectuelle et protection des données personnelles et s’est déjà dite favorable
à une « autorité du numérique » (étude du CGSP, mai 2013) : qu’en pensez-vous ? E. W. :
Non, la présidente de l’Hadopi ne milite pas contre cette perspective. Nous avons toujours été clairs : ce qui prime ce sont les missions, et ceux qui les remplissent (les agents). Fusionner, rapprocher des institutions est un moyen. Mais pour quelle fin ? L’emballage (Hadopi, ou une autre institution) n’a pas grande importance. Et si des mouvements se justifient en termes d’efficience de l’action publique comme de rationalisation de la dépense publique, il n’y a pas la moindre raison de s’y opposer. L’hypothèse de création d’une autorité du numérique envisagée par l’étude du CGSP [commissariat général à la stratégie et à la prospective, dépendant du Premier ministre, ndlr] que vous évoquez est une toute autre question. La présidente a dit qu’elle trouvait que c’était une idée intéressante et que, si un tel projet venait à voir le jour, les compétences numériques de l’Hadopi pourraient naturellement aussi y trouver leur place.

EM@ : A ce jour, le décret de nomination de trois membres du collège de l’Hadopi pour remplacer ceux dont les mandats ont pris fin le 26 décembre 2013 n’est toujours pas paru au J.O. – malgré le courrier de la présidente de l’Hadopi au Premier ministre le 23 avril. Quelles sont les conséquences sur l’institution ?
Eric Walter : Pour l’instant les conséquences sont mineures, mais il est certain qu’il ne faudrait pas que cette situation perdure. Comme l’a indiqué la présidente de l’Hadopi,
cela crée une « instabilité juridique » dont il est délicat de mesurer les conséquences.
Concrètement, la loi prévoit un collège de neuf membres et un quorum de cinq pour délibérer valablement. Le quorum est toujours bel et bien respecté. En revanche, le nombre total de membres prévu ne l’est pas.
Cela signifie-t-il qu’il y a remise en question juridique des décisions prises par le collège ? Nous n’avons pas la réponse, d’où la formule « instabilité ». En attendant, l’institution continue de fonctionner et met en oeuvre les missions votées par le Parlement.

EM@ : Les ayants droits de la musique et du cinéma s’opposeraient à la nomination à l’Hadopi de Rémi Mathis, président de Wikimédia France et militant de la
« diffusion libre de la connaissance » : est-ce fondé et l’Hadopi y gagnerait-elle ?

E. W. : Avant de se poser la question de savoir si c’est fondé, il faudrait surtout se poser celle de savoir si cette rumeur que vous évoquez est vraie, ou non. Dans ces métiers,
on extrapole vite et facilement. Il faut savoir rester prudent sur ces affirmations.
Sous le précédent gouvernement, nous avons en effet été informés par le cabinet de
la ministre du choix qu’ils avaient retenu et j’estime que c’était un bon choix en ce sens que j’ai toujours considéré que les contenus libres d’utilisation pouvaient parfaitement coexister avec les contenus dont l’utilisation est soumise à autorisation.
C’est un choix qui appartient à l’auteur. Rémi Mathis dispose d’une véritable expertise
sur ces questions encore mal connues et elle serait, j’en suis convaincu, utile au collège de l’Hadopi.
De façon plus générale, l’offre ne se limite pas à la seule offre de contenus soumis à autorisation et je suis convaincu que faire connaître les contenus librement partageables du fait de leur licence contribue à faire reculer l’utilisation illicite des œuvres en élargissant les choix offerts à l’utilisateur.

« Rémi Mathis [président de Wikimédia France, ndlr] dispose d’une véritable expertise qui serait utile au collège de l’Hadopi. »

EM@ : Y a-t-il un projet de l’Hadopi de légalisation des échanges non marchands contre rémunération proportionnelle par les intermédiaires ?
E. W. :
Non, aucun. Nous travaillons sur l’analyse de la faisabilité d’un projet de compensation financière du partage qui emporterait légalisation de ces pratiques, dès
lors qu’elles seraient effectivement rémunérées. Ce qui aurait également le grand intérêt de permettre aux ayants droit de recevoir une juste rémunération au titre de l’exploitation de leurs œuvres, dont seuls les services concernés bénéficient aujourd’hui.
Et dans notre esprit, le partage ne se limite pas à la technologie qui lui est généralement associée, le P2P. Il s’agit d’un travail prospectif qui s’inscrit dans notre mission d’observation des usages illicites et de proposition de moyens pour y remédier, à l’instar des actions que nous conduisons pour encourager la connaissance de l’offre légale et de la mise en oeuvre de la réponse graduée. Le législateur a élaboré une loi d’équilibre.
Notre travail, c’est de respecter cet équilibre dans les faits, et non de nous limiter à l’une ou l’autre de nos missions. @