Pierre Lescure est-il au-dessus de tout soupçon ?

En fait. Le 14 mai, soit un an presque jour pour jour après l’officialisation du rapport Lescure, le 67e Festival de Cannes a déroulé son tapis rouge jusqu’au
25 mai. Après quoi, à partir du 1er juillet, Pierre Lescure en prendra la présidence qu’occupe actuellement Gilles Jacob depuis 2001.

Pierre LescureEn clair. Pierre Lescure (photo), PDG de Canal+ de 1994 à 2002, a-t-il mené de façon objective sa mission « Acte II de l’exception culturelle » – voulue par le président de la République (1) – qui a abouti le 13 mai 2013 à la remise de son rapport « Contribution
aux politiques culturelles à l’ère numérique » ?
Reposer cette question, au moment où le Festival de Cannes achève sa 67e édition et avant même que Gilles Jacob ne passe les rênes de la présidence à Pierre Lescure, pourrait être perçue comme saugrenue. Loin du crime de lèse-majesté, cette interrogation est légitime.

Risques d’impartialité et de conflits d’intérêts
En effet, la proximité de l’homme d’affaires et ancien PDG de « la chaîne du cinéma » avec l’industrie du Septième Art français nous amène à nous redemander s’il n’a pas eu conflits d’intérêts et manque d’objectivité durant toute sa mission « Acte II de l’exception culturelle ». Ce soupçon fut soulevé a priori, dès qu’il fut missionné mi-2012.
Pierre Lescure fut notamment administrateur de Technicolor (ex-Thomson) de 2002 à 2010, et est toujours membre de la Fondation Technicolor pour le patrimoine du cinéma
en tant que producteur de cinéma (2). Désigné à l’unanimité prochain président du Festival de Cannes seulement sept mois après avoir rendu son rapport au gouvernement, ce soupçon perdure (3).
A l’époque, des organisations comme UFC-Que Choisir, La Quadrature du Net ou encore le Syndicat des artistes interprètes et enseignants de la musique et de la danse de Paris Ile de France (Samup) dénoncent les conflits d’intérêts de Pierre Lescure avec sa mission, dont ils boycotteront les travaux. Il est aussi administrateur du groupe suisse Kudelski (solutions de streaming, de VOD, de DRM, etc.). L’intéressé a contesté les accusations de conflits d’intérêts le 28 septembre 2012 sur Radio Télévision Suisse (RTS).
C’est justement en Suisse que Pierre Lescure détiendrait un compte bancaire où des sommes importantes ont été transférées en 2013, selon M6info.fr daté du 9 mai dernier, au point qu’une enquête judiciaire a été ouverte après les constatations de Tracfin,
la cellule de Bercy de lutte contre la fraude fiscale et financière. « Je sais qu’il n’y a rigoureusement rien de délictueux [et] je souris en voyant sortir cette ‘information’ à quelques jours de l’ouverture du Festival », avait-il déclaré à l’AFP. @

Eric Walter, Hadopi : « On ne peut plus légiférer en 2014 contre le piratage comme on l’a fait en 2009 »

La Haute autorité pour la diffusion des oeuvres et la protection des droits sur Internet (Hadopi) aura 5 ans le 12 juin. « Si c’était à refaire aujourd’hui, le texte serait sans doute différent » nous dit son secrétaire général, qui dresse un bilan
« largement positif » avec le piratage « stabilisé ». Le nombre de 100 dossiers transmis à la justice est atteint.

Propos recueillis par Charles de Laubier

Eric WalterEdition Multimédi@ : La loi Hadopi du 12 juin 2009, instaurant
la Haute autorité pour la diffusion des œuvres et la protection des droits sur Internet, a 5 ans dans quelques jours. Quel bilan faites-vous de ce texte de loi très controversé ? Si c’était à refaire, faudrait-il l’adopter en l’état ?
Eric Walter :
Je n’ai pas à faire le bilan du texte. C’est une responsabilité qui appartient au législateur.
En revanche, nous pouvons dresser un bilan de la mise en oeuvre.
Il est largement positif, au delà des controverses qui, pour beaucoup, se nourrissent d’approximations voire souvent d’erreurs.
Le téléchargement illicite est désormais stabilisé. Nous ne nous en attribuons pas tout
le mérite, mais que l’existence même d’Hadopi et les débats qui l’ont entourée y aient contribué me semble une évidence difficile à contredire.

Au-delà, nous avons pour la première fois en France une institution publique dédiée
aux usages culturels numériques. Ce statut très particulier nous a permis d’acquérir
une connaissance et un savoir-faire rares dans la fonction publique. Enfin, tant sur les nouveaux moyens déployés pour encourager l’offre légale, réguler les mesures techniques de protection que sur le caractère très innovant de nos travaux d’études
et de recherche, il y a là une ressource publique unique qui permet à tous désormais de travailler sur des faits objectifs, et non plus seulement des idées ou des a priori. Si c’était à refaire aujourd’hui, le texte serait sans doute différent. Beaucoup de changements sont intervenus depuis 2009. Ils ont notamment été très largement analysés dans le rapport
« Lescure ». A l’international, on observe que les procédures dites de riposte graduée prennent une forme différente. On ne peut plus en 2014 légiférer sur la question comme
on l’a fait en 2009.

« Sur la création d’une « autorité du numérique’’ recommandée par l’étude du CGSP [commissariat
général à la stratégie et à la prospective, qui dépend du Premier ministre, ndlr], la présidente de l’Hadopi, Marie-Françoise Marais, trouve que c’est “une idée intéressante”
et que “les compétences numériques de l’Hadopi pourraient naturellement aussi y trouver leur place” »

EM@ : Les industries culturelles, qui affirment que le piratage repart à la hausse, estiment (à mots couverts) que l’Hadopi n’en a pas fait assez depuis trois ans et demi, au vu des quelques dizaines de dossiers « seulement » transmis à la justice. Et ce, après 3 millions d’e-mails d’avertissement et plus de 310.000 lettres recommandées envoyés d’octobre 2010 (début de la réponse graduée) au 30 avril dernier. Un malentendu ne s’est-il pas installé au fil des ans entre les ayants droits (SCPP, Sacem, SDRM, SPPF, Alpa) et l’Hadopi ?
E. W. :
Cette hausse supposée du piratage en ligne n’est pas corroborée par nos analyses. Si des données en attestent, qu’on nous les transmette et nous les analyserons. En attendant, nous observons une stabilité des faits de téléchargement illicite toutes technologies confondues et aucune donnée sérieuse ne vient contredire cette observation.
Il n’y a aucun malentendu. Les titulaires de droits connaissent dans le détail notre travail
et toute l’énergie et tous les moyens que nous déployons au travers de la procédure de réponse graduée. C’est une légende urbaine tenace que d’affirmer que le faible nombre
de dossiers transmis à la justice – au nombre de 100 au 30 avril 2014 – est une preuve d’échec. C’est tout le contraire ! Comme le dit souvent la présidente de la CPD [commission de la protection des droits, ndlr], si on avait voulu des transmissions massives, il aurait fallu écrire un autre texte, une autre loi. Celle-ci, telle qu’elle est faite, est fondée sur un principe essentiellement pédagogique qui vise non pas à transmettre
à la justice mais justement à tout faire pour ne pas avoir à transmettre. Tout dossier transmis est un échec, oui. Mais la masse des dossiers non transmis est un réel succès, qui montre bien que le dispositif remplit sa mission de sensibilisation. Les ayants droit savent très bien qu’aucun autre pays ne s’est investi aussi vite, aussi loin et aussi massivement que la France pour la protection de leurs droits sur Internet et, en particulier via l’Hadopi, les réseaux P2P. Je pense qu’il n’y a aucune ambiguïté là-dessus.

EM@ : La présidente de la CPD de l’Hadopi a remis le 12 mai son rapport « Lutte contre la contrefaçon commerciale en ligne » à Aurélie Filippetti : les acteurs de la publicité et du paiement en ligne, appelés à une « autorégulation », ne risquent-t-ils pas de jouer les « gendarmes » ou la « police privée » ?
E. W. :
C’est à Mireille Imbert-Quaretta qu’il appartient de s’exprimer sur son rapport.
Je tiens juste à mettre en garde contre l’usage excessif de termes accusateurs du type
« police privée ». C’est souvent simpliste et bien peu représentatif du fond des questions concernées. Ce n’est pas ma façon de faire.

EM@ : Alors qu’Aurélie Filippetti promet une loi Création depuis huit mois, avec absorption de l’Hadopi par le CSA, la présidente de l’Hadopi – Marie-Françoise Marais – milite contre cette perspective. Elle voit plus un lien entre propriété intellectuelle et protection des données personnelles et s’est déjà dite favorable
à une « autorité du numérique » (étude du CGSP, mai 2013) : qu’en pensez-vous ? E. W. :
Non, la présidente de l’Hadopi ne milite pas contre cette perspective. Nous avons toujours été clairs : ce qui prime ce sont les missions, et ceux qui les remplissent (les agents). Fusionner, rapprocher des institutions est un moyen. Mais pour quelle fin ? L’emballage (Hadopi, ou une autre institution) n’a pas grande importance. Et si des mouvements se justifient en termes d’efficience de l’action publique comme de rationalisation de la dépense publique, il n’y a pas la moindre raison de s’y opposer. L’hypothèse de création d’une autorité du numérique envisagée par l’étude du CGSP [commissariat général à la stratégie et à la prospective, dépendant du Premier ministre, ndlr] que vous évoquez est une toute autre question. La présidente a dit qu’elle trouvait que c’était une idée intéressante et que, si un tel projet venait à voir le jour, les compétences numériques de l’Hadopi pourraient naturellement aussi y trouver leur place.

EM@ : A ce jour, le décret de nomination de trois membres du collège de l’Hadopi pour remplacer ceux dont les mandats ont pris fin le 26 décembre 2013 n’est toujours pas paru au J.O. – malgré le courrier de la présidente de l’Hadopi au Premier ministre le 23 avril. Quelles sont les conséquences sur l’institution ?
Eric Walter : Pour l’instant les conséquences sont mineures, mais il est certain qu’il ne faudrait pas que cette situation perdure. Comme l’a indiqué la présidente de l’Hadopi,
cela crée une « instabilité juridique » dont il est délicat de mesurer les conséquences.
Concrètement, la loi prévoit un collège de neuf membres et un quorum de cinq pour délibérer valablement. Le quorum est toujours bel et bien respecté. En revanche, le nombre total de membres prévu ne l’est pas.
Cela signifie-t-il qu’il y a remise en question juridique des décisions prises par le collège ? Nous n’avons pas la réponse, d’où la formule « instabilité ». En attendant, l’institution continue de fonctionner et met en oeuvre les missions votées par le Parlement.

EM@ : Les ayants droits de la musique et du cinéma s’opposeraient à la nomination à l’Hadopi de Rémi Mathis, président de Wikimédia France et militant de la
« diffusion libre de la connaissance » : est-ce fondé et l’Hadopi y gagnerait-elle ?

E. W. : Avant de se poser la question de savoir si c’est fondé, il faudrait surtout se poser celle de savoir si cette rumeur que vous évoquez est vraie, ou non. Dans ces métiers,
on extrapole vite et facilement. Il faut savoir rester prudent sur ces affirmations.
Sous le précédent gouvernement, nous avons en effet été informés par le cabinet de
la ministre du choix qu’ils avaient retenu et j’estime que c’était un bon choix en ce sens que j’ai toujours considéré que les contenus libres d’utilisation pouvaient parfaitement coexister avec les contenus dont l’utilisation est soumise à autorisation.
C’est un choix qui appartient à l’auteur. Rémi Mathis dispose d’une véritable expertise
sur ces questions encore mal connues et elle serait, j’en suis convaincu, utile au collège de l’Hadopi.
De façon plus générale, l’offre ne se limite pas à la seule offre de contenus soumis à autorisation et je suis convaincu que faire connaître les contenus librement partageables du fait de leur licence contribue à faire reculer l’utilisation illicite des œuvres en élargissant les choix offerts à l’utilisateur.

« Rémi Mathis [président de Wikimédia France, ndlr] dispose d’une véritable expertise qui serait utile au collège de l’Hadopi. »

EM@ : Y a-t-il un projet de l’Hadopi de légalisation des échanges non marchands contre rémunération proportionnelle par les intermédiaires ?
E. W. :
Non, aucun. Nous travaillons sur l’analyse de la faisabilité d’un projet de compensation financière du partage qui emporterait légalisation de ces pratiques, dès
lors qu’elles seraient effectivement rémunérées. Ce qui aurait également le grand intérêt de permettre aux ayants droit de recevoir une juste rémunération au titre de l’exploitation de leurs œuvres, dont seuls les services concernés bénéficient aujourd’hui.
Et dans notre esprit, le partage ne se limite pas à la technologie qui lui est généralement associée, le P2P. Il s’agit d’un travail prospectif qui s’inscrit dans notre mission d’observation des usages illicites et de proposition de moyens pour y remédier, à l’instar des actions que nous conduisons pour encourager la connaissance de l’offre légale et de la mise en oeuvre de la réponse graduée. Le législateur a élaboré une loi d’équilibre.
Notre travail, c’est de respecter cet équilibre dans les faits, et non de nous limiter à l’une ou l’autre de nos missions. @

Atteinte aux droits d’auteurs : un FAI peut bloquer un site web, comme bon lui semble

Dans un arrêt du 27 mars 2014, la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) donne aux juridictions nationales les moyens de mieux combattre les atteintes
en ligne aux droits d’auteurs et aux droits voisins. Mais elle a dû trouver un compromis avec les libertés d’entreprendre et d’information.

Par Rémy Fekete, avocat associé, Gide Loyrette Nouel

Rémy FeketePour la première fois, la CJUE autorise les injonctions adressées aux fournisseurs d’accès à Internet (FAI) leur ordonnant de bloquer l’accès aux sites proposant des contenus illicites, tout en rappelant les limites posées par le principe du « juste équilibre » entre les différents droits de l’Union européenne (UE).
Le principe ne peut qu’être salué même si sa mise en oeuvre est lourde de préoccupations.

Interprétation de la directive « DADVSI »
Dans cette affaire, deux entreprises, l’une allemande (1), l’autre autrichienne (2), titulaires de droits sur des films comme « Vic le Viking » ou « Le ruban blanc », après avoir constaté que leurs films étaient illégalement visionnés en streaming ou téléchargés depuis un site Internet, ont saisi les juridictions autrichiennes pour que ces dernières ordonnent au FAI établi en Autriche, UPC Telekabel, de bloquer l’accès au site web litigieux.
Les tribunaux autrichiens ont prononcé des injonctions dans ce sens en précisant les mesures à prendre, à savoir : bloquer le nom de domaine et l’adresse IP du site litigieux. Ce jugement est vivement contesté par le FAI qui interjette appel. L’Oberlandesgericht Wien, en tant que juridiction d’appel, conservant l’essence du jugement, laisse au FAI la liberté de choix concernant les mesures à prendre pour parvenir au blocage du site web. L’Oberster Gerichtshof, la Cour suprême d’Autriche, saisie du litige, pose alors des questions préjudicielles à la CJUE afin d’interpréter la directive européenne « DADVSI » (3) ci-après et de clarifier la nécessaire mise en balance des droits de l’UE. La question préjudicielle posée par la Cour suprême autrichienne porte sur la qualification d’intermédiaire du FAI et sur les conditions dans lesquelles un FAI peut se voir ordonner de bloquer l’accès à un site web. Aux termes du considérant 59 de la directive, est qualifié d’intermédiaire « toute personne qui transmet dans un réseau une contrefaçon commise par un tiers d’une oeuvre protégée ou d’un autre objet protégé » (4). Constatant qu’une personne mettant à la disposition du public des oeuvres protégées sans l’accord du titulaire des droits utilise obligatoirement les services d’un FAI, sans lequel il serait impossible de consulter son site donc les objets exposés de manière illicite, la CJUE
a retenu la qualification d’intermédiaire pour les FAI.
Cette position adoptée par la CJUE permet de conserver la lettre de l’article 8.3 de la directive qui dispose que les titulaires de droits d’auteur ou voisins doivent pouvoir
« demander qu’une ordonnance sur requête soit rendue à l’encontre des intermédiaires dont les services sont utilisés par un tiers pour porter atteinte à un droit d’auteur ou à un droit voisin », puisque « ces intermédiaires sont les mieux à même de mettre fin à ces atteintes ». Pour échapper à la notion d’intermédiaire, UPC Telekabel invoquait l’absence de lien contractuel liant le site web et son entreprise. Le FAI espérait démontrer qu’il ne pouvait être considéré comme un intermédiaire n’ayant aucun lien avec le site litigieux – contrairement aux hébergeurs.
Déjà en 2005, les FAI français arguaient que les hébergeurs devaient être mis en cause préalablement aux FAI. Le TGI de Paris a retenu à plusieurs reprises (5) que la mise en cause des hébergeurs n’est pas une exigence de l’article 6-I-8 de la loi « Confiance dans l’économie numérique » (LCEN) de 2004 puisque la procédure permettant d’ordonner
« toutes mesures propres à prévenir un dommage ou à faire cesser un dommage occasionné par le contenu d’un service de communication au public en ligne », a pour objectif la rapidité et doit pallier l’inertie des hébergeurs étrangers.

Hébergeurs et FAI : cas en France
Ce qui a été confirmé pour bloquer l’accès à un site révisionniste par la Cour de cassation en 2008 (6). Cette solution n’a pas évolué, même si le TGI de Paris a estimé en 2011 qu’il était possible de déclarer une action irrecevable si le demandeur n’effectuait pas quelques diligences auprès de l’hébergeur avant de mettre en cause un FAI.
Rejoignant la position de la Cour de cassation et infirmant celle du TGI de Paris de 2011, la CJUE retient qu’il est inutile de mettre en avant une relation particulière entre l’intermédiaire et la personne qui porte atteinte aux droits d’auteurs, comme il n’est pas nécessaire de rapporter la preuve de l’utilisation du site litigieux par les clients du FAI puisque l’objectif de la directive consiste à faire cesser les atteintes au droit d’auteur
ou aux droits voisins mais également à les prévenir.

Droits d’auteurs et libertés : risques
En novembre 2011, dans l’arrêt « Scarlett » (7), la CJUE s’opposait à la mise en place d’un système généralisé de filtrage des communications électroniques aux moyens d’injonctions. Elle laissait entendre que de telles injonctions n’étaient toutefois pas exclues si elles respectaient certaines conditions, notamment celle du « juste équilibre » entre tous les droits de l’UE. La CJUE réitéra quelques semaines plus tard, dans l’arrêt « Sabam » (8), sa position, cette fois-ci à l’égard des hébergeurs. Dans son arrêt de 2014, la CJUE estime que le cas d’espèce respecte le nécessaire équilibre entre, d’une part, le droit d’auteur protégé au titre de l’article 17.2 de la Charte des droits fondamentaux de l’UE, et, d’autre part, la liberté d’entreprendre et la liberté d’information protégées respectivement par l’article 16 et l’article 11 de la Charte. La CJUE retient ainsi qu’une injonction de blocage d’un site n’est pas contraire à la liberté d’entreprendre des opérateurs économiques tant que l’ordonnance ne prescrit pas de mesures spécifiques aux intermédiaires mais une obligation de résultat. Cette logique rappelle celle retenue en France par la Cour de cassation (9) dès 2008, puis par le TGI de Paris en 2011 dans deux ordonnances de référés (10) concernant les jeux en ligne. Les juges français ont imposé aux FAI de « faire toutes diligences utiles » pour permettre l’arrêt de l’accès au service en cause sans apporter de précision. La CJUE souligne en revanche que cette obligation de résultat n’est pas absolue puisque l’intermédiaire doit rendre au minimum difficile, mais non impossible, la consultation non autorisée des objets protégés par le droit d’auteur. Le FAI ne peut pas être tenu pour responsable, s’il rapporte la preuve qu’il a raisonnablement tout mis en oeuvre pour bloquer l’accès au site. La CJUE décide que les FAI doivent prendre toutes « mesures raisonnables », cela sans aucune précision ni sur le contenu de telles mesures ni sur la façon dont la preuve peut être rapportée. Le FAI a donc le choix des mesures à prendre et de la manière d’en rapporter la preuve, ce qui lui permettra de choisir entre des procédés plus ou moins coûteux sans véritablement se soucier de leur efficacité. En souhaitant respecter la liberté d’entreprendre des FAI, la CJUE prend le risque de limiter l’efficacité de sa décision. La CJUE reste également vague sur le sujet
du paiement des mesures. Les FAI pourraient, à juste titre, exiger que le demandeur prenne à sa charge les mesures de blocages.Les FAI ne sont, comme le précise l’arrêt, que des intermédiaires qui ne devraient par conséquent aucunement supporter les atteintes aux droits d’auteurs effectuées par d’autres. En France, le TGI de Paris (11)
a déjà décidé en 2011 que les mesures devaient être à la charge du demandeur – en l’espèce le ministre de l’Intérieur –, puisque les FAI n’étaient pour rien dans les contenus illicites. Cette position adoptée par la CJUE laisse donc les FAI dans l’incertitude car les juges nationaux auront à trancher ces questions, sans qu’aucune indication ne leur soit donnée.
Cette liberté consentie aux FAI risque d’engager leurs responsabilités s’ils décident de prendre une mesure portant atteinte aux droits de leurs clients (12). C’est pourquoi la CJUE autorise les injonctions de blocage seulement si ces dernières sont ciblées, c’est-à-dire uniquement si elles servent à mettre fin à l’atteinte au droit d’auteur ou aux droits voisins évoquée dans l’ordonnance, afin de ne pas priver les internautes d’accéder aux informations licites. Le juste équilibre est respecté mais, une fois encore, la pratique semble difficile.
Un site possédant des contenus illicites propose généralement aussi des contenus licites. Comment un FAI va-t-il faire concrètement pour bloquer les seuls contenus illicites ?
La liberté des internautes parait ici en partie sacrifiée au profit du droit d’auteur. Reste que la CJUE a pris soin d’imposer aux juridictions nationales de prévoir la possibilité pour les internautes d’attaquer l’injonction de blocage réduisant ainsi le risque d’atteinte à leur droit.

Un équilibre difficile à concilier
Reste que l’équilibre est difficile à trouver entre le principe de neutralité du Net et la protection de droits sur internet. La commissaire européenne chargée de l’Agenda numérique, Neelie Kroes, qualifiait, le 21 mars dernier, de « lâche » et d’« inutile » la décision des juridictions turques de bloquer l’accès à Twitter pour empêcher la diffusion d’une vidéo impliquant le Premier ministre dans un scandale lié à la corruption. Ce n’est qu’une semaine plus tard que la CJUE autorise le blocage de sites Internet mais, cette fois-ci, sur le terrain des droits d’auteurs et des droits voisins… @

L’algorithme de l’e-Démocratie

En ce jour d’élection, je suis appelé, comme plus de 400 millions d’électeurs, à voter pour nos représentants à l’Assemblée européenne et à élire un président désigné pour la première fois au suffrage universel. Une grande première et sans doute un sursaut vital pour une Europe perçue comme moribonde, qui joue son va-tout après une longue période de doute et de désamour. La campagne est placée sous le signe de la technologie car les débats entre les candidats ont été diffusés pour la première fois simultanément dans tous les Etats membres en utilisant les dernières avancées de la traduction temps réel. Les débatteurs, comme les journalistes, pouvaient parler dans
leurs langues maternelles et être enfin compris par des citoyens qui découvraient pour la première fois des femmes et des hommes en mesure de présenter leurs propositions en détail, loin des petites phrases et des caricatures. Nous expérimentons également le vote électronique à grande échelle, même si beaucoup d’entre nous restent très méfiants à ce sujet. Les nouveaux dispositifs sont censés nous rassurer grâce à un arsenal de mesures visant à garantir la transparence et la sécurité du processus électoral tout au long de la chaîne : des comités indépendants de surveillance multi-partis, auditant et validant les machines à voter et les logiciels utilisés, aux systèmes de sécurité de pointe préservant l’intégrité du dispositif des intrusions et des manipulations extérieures.

« Pour une meilleure information, des débats
plus ouverts et une plus grande interaction
entre gouvernants et gouvernés. »

Les réticences remontent aux premiers âges du vote électronique. Cela fait pourtant plus de 50 ans que l’utilisation de machines à voter pour les scrutins politiques est légale en France pour les communes de plus de 3.500 habitants. Et cela fait plus de 20 ans que le vote électronique est possible en utilisant des machines à voter dans les bureaux de vote ou via Internet pour certaines élections. Quelques pays ont très tôt généralisé les systèmes de votes électroniques pour toutes les élections, comme le Venezuela qui l’adopta dès 2004 pour en faire un argument de « transparence électorale » (sic) d’un système pourtant contrôlé de bout en bout par l’Etat.
En France, le nombre de communes utilisatrices est ainsi resté longtemps très limité, voire en diminution, passant de 83 en 2007 à moins de 70 en 2013. Cependant, malgré
les critiques et les suspicions pour les élections européennes de mai 2014, c’est 1,1 million d’électeurs qui ont pu recourir à des machines à voter. Mais les nombreux incidents et recours ont longtemps entaché ces élections automatisées. Si le vote numérique des assemblées d’élus s’est imposé depuis fort longtemps en France, le vote public a longtemps été accusé d’un manque de fiabilité. Un rapport sénatorial a ainsi pointé en avril 2014 les faiblesses des dispositifs existants : il était très simple d’introduire dans la machine un logiciel espion qui s’autodétruit dès le scrutin clos après avoir altéré le résultat du vote ! Et il est vrai, qu’en tant qu’électeur, nous n’étions pas pressés de sauter le pas, attachés que nous étions aux fiévreuses soirées électorales passées à dépouiller, tous ensemble, les bulletins porteurs de l’expression de la volonté populaire.
Mais nos démocraties étaient bien embarquées dans le train de la révolution numérique, avec la perspective, une fois les dangers maîtrisés, de revivifier la participation des citoyens en utilisant la puissance du réseau – plus que jamais « social » – pour une meilleure information, des débats plus ouverts et une plus grande interaction entre gouvernants et les gouvernés. De nouvelles plates-formes publiques, associant open data, forums interactifs géolocalisés et consultations citoyennes régulières, organisent les échanges jusqu’à être désormais intégrées au processus législatif par un dialogue avec le Parlement et l’envoi de propositions d’amendements. C’est la naissance d’une démocratie participative, longtemps annoncée mais enfin à portée de main avec l’espoir de combler les lacunes de nos démocraties représentatives. Quand Montesquieu opposait, dans « De l’esprit des lois », le suffrage par le sort (de la nature de la démocratie) au suffrage par le choix (celle de l’aristocratie), nous expérimentons chaque jour un peu plus le suffrage par l’algorithme et le Big Data : de la nature de la démocratie participative ! @

Jean-Dominique Séval*
Prochaine chronique « 2025 » : Smart Toys
* Directeur général adjoint de l’IDATE,
auteur du livre « Vous êtes déjà en 2025 »
(http://lc.cx/b2025).

Sortie simultanée salles-VOD de films : vers une recommandation européenne pour aller plus loin

Initiées par le Parlement européen, les expérimentations de « Circulation des films européens à l’ère du numérique » sont décevantes. Elles n’ont porté que sur 9 films dans 15 pays et seulement 39 sorties simultanées en salles et VOD.
La France, elle, est réticente au day-and-date – voire opposée.

Les premières expérimentations en Europe de sorties simultanées de films en salles et en vidéo à demande (VOD) touchent à leur fin, puisque les trois projets soutenus depuis 2012 par la Commission européenne via son programme Media – Speed Bunch du français Wild Bunch, Tide de l’ARP et Edad du britannique Artificial Eye – prennent fin en juin.

Les réticences des ayants droit
Alors qu’une deuxième vague d’expérimentations de ce que les Anglo-Saxons
appellent le day-and-date (D&D) est déjà en route avec trois nouveaux projets
européens sélectionnés (1), le premier bilan montre la grande frilosité et les « réticences importantes » des ayants droits du cinéma dans plusieurs pays européens – France en tête. La future recommandation « Film à l’ère numérique » qu’envisage la Commission européenne depuis 2012 pour « plus de flexibilité dans la chronologie des médias » (2) permettra-t-elle de débloquer la situation ?
Pour l’heure, le conservatisme a dominé durant cette première phase expérimentale.
« De réelles difficultés à trouver des films sont apparues, principalement parce que les ayants droits voyaient pour la plupart la sortie D&D comme une double prise de risque : une prise de risque économique (perte de recettes), et une prise de risque politique (crainte de réactions de certains exploitants ou circuits, comme le boycott des films) », constate Thomas Paris (photo), auteur d’un rapport présenté lors du Festival de Cannes le 16 mai, et faisant le bilan de ces premières expérimentations (3). Pourtant, il est désormais démontré que la « double disponibilité » salles-VOD peut accroître la visibilité de films ayant un accès restreint aux salles et augmente l’audience de ces films. « Cet accroissement va de quelques points à un doublement voire un triplement dans certains cas », affirme le rapport qui parle de « plusieurs dizaines de millions de spectateurs supplémentaires potentiels » pour un film (4). Bref, « une bouffée d’oxygène », qui plus est « au détriment d’une offre illégale ». Pourtant, le Septième Art en Europe ne voit pas d’un très bon œil ces initiatives de simultanéités salles-VOD. « Les ayants droits, réalisateurs et producteurs, font preuve d’une certaine réticence tenant au risque financier qu’ils pensent prendre et au sentiment qu’une sortie direct-to-VOD ou day-and-date représente une forme de déclassement de leur film par rapport à une sortie exclusive en salles », souligne Thomas Paris (5).
Résultat : alors que la Commission européenne espérait, lors du lancement du premier appel à projets « Circulation des films à l’ère numérique », voir sortir 80 à 100 films de façon simultanée en salles et VOD, se sont finalement 9 films seulement qui ont ainsi participé aux trois projets pour un total de 86 sorties dans une quinzaine de pays, dont seulement 39 sorties réalisées en day-and-date ou en quasi-simultanéité. La chronologie des médias réglementée apparaît comme le principal obstacle au day-anddate en Europe. Sur dix ans (2003-2013), 438 expériences de « sorties hors chronologie des médias classique » ont bien été recensées mais essentiellement aux États-Unis (77 %) et au Royaume-Uni (10 %). La France apparaît la plus conservatrice puisque la sortie simultanée est interdite. Et rien n’a changé depuis la sortie quasi-simultanée VOD-salles du « Film Socialisme » de Jean-Luc Godard il y a quatre ans (6). Pour ne pas être hors-la-loi vis-à-vis de l’arrêté du 9 juillet 2009, Wild Bunch (Speed Bunch), l’ARP (Tide) ou Rezo Films (Edad) ont dû sortir leurs films en France en « avant-première VOD », c’est-à-dire avant la salle, pour ensuite interrompre leur mise en ligne la veille de l’exploitation en salles pour quatre mois… « L’une des principales réticences aux expérimentations de D&D porte sur la mise en péril de l’économie générale du cinéma, par la mise en danger de la salle. Elle s’est traduite par des oppositions multiples dans la mise en oeuvre des expérimentations », relève le rapport.

Le CNC craint la « cannibalisation » des salles
L’Union internationale des cinémas (Unic), la Confédération internationale des cinémas d’art et d’essai (Cicae) et Europa Cinemas – créé en 1992 à l’initiative de la France via le Centre national du cinéma et de l’image animée (CNC) – ont publié le 22 novembre dernier une déclaration commune s’opposant à la simultanéité salles-VOD qui, selon eux, « menace d’affaiblir les salles de façon disproportionnée » et tend à « favoriser la cannibalisation » de la salle par la VOD. Toutes les raisons sont bonnes pour éviter d’expérimenter le day-and-date en Europe, comme le confirme le rapport Paris : cessions sur l’un des territoires couverts par le projet, risque juridique, refus des ayants droits, potentiel international limité, … Au moment où Netflix étend sa toile en Europe (en France à l’automne), c’est pourtant le moment de bouger les lignes. @

Charles de Laubier