Le Web fête ses 25 ans, mais redevient-il une utopie ?

En fait. Le 12 mars, le World Wide Web a fêté ses 25 ans. C’est en effet le 12 mars 1989 que le Britannique Tim Berners-Lee – travaillant au Cern (ex-Conseil européen pour la recherche nucléaire) – publie un article fondateur (1) du Web. Mais les principes de gratuité et de neutralité relèvent désormais du passé.

En clair. « Nous avons besoin d’une constitution mondiale – une charte. A moins d’avoir un Internet libre, neutre, sur lequel nous pouvons nous appuyer sans nous demander ce qui se passe en coulisse, nous ne pouvons pas avoir de gouvernement libre, de bonne démocratie, de bon système de santé, des communautés connectées et la diversité des cultures. Ce n’est pas naïf de croire qu’on peut avoir cela, mais c’est naïf de croire qu’on peut rester les bras croisés et l’obtenir ». Ainsi s’est exprimé Tim Berners-Lee le 12 mars dernier dans le quotidien britannique The Guardian, à l’occasion du lancement de la campagne en ligne – Webwewant.org – auprès des internautes du monde entier. Aujourd’hui, selon les statistiques de Netcraft, à mars 2014, le Web compte près de 920 millions de sites – dont un peu moins de 180 millions d’actifs.

Trois ans plus tôt, toujours dans le Guardian qui organisait le 16 mars 2011 un débat sur la neutralité du Net, il déclarait : « Chaque consommateur devrait avoir accès à
tous les services, et chaque service devrait avoir accès à tous les consommateurs…
Si le Web a grandi si vite, c’est justement parce que nous avions deux marchés indépendants, l’un pour la connexion au réseau, l’autre pour les contenus et les applications. Les meilleures pratiques devraient aussi inclurent la neutralité de l’Internet ». Il mettait en garde les fournisseurs d’accès à Internet (FAI) tentés d’instaurer un Internet à deux vitesses (2).

Six mois auparavant, il s’en prenait cette fois aux lois instaurant la coupure d’accès à Internet, telles que la loi Hadopi en France, qu’il a considéré comme « nouveau fléau » :
« Qu’on puisse suspendre l’accès à l’Internet à une famille française parce que l’un des enfants a téléchargé illégalement un contenu, sans jugement, je crois que c’est une punition inopportune. (…) Si l’accès m’est coupé, pour une raison ou une autre, en ce
qui me concerne ma vie sociale serait totalement dégradée ». Plus récemment, le 19 avril 2012 à Lyon, celui qui est devenu président du W3C et professeur au Massachusetts Institute of Technology (MIT) a à nouveau critiqué la loi Hadopi : « Couper l’accès à Internet de tout un foyer pour téléchargement illégal d’un individu est une punition disproportionnée ». Il semble avoir été écouté : la coupure de l’accès a été supprimée
par décret du 8 juillet 2013. @

Le gouvernement veut faire de SFR une affaire d’Etat

En fait. Le 20 mars, la Caisse des dépôts (CDC) – bras armé financier de
l’Etat et actionnaire de Vivendi à hauteur de 3,52 % avec le Fonds stratégique d’investissement (FSI) – fait son entrée dans la danse des prétendants au
rachat de SFR, en apportant son soutien à Bouygues qui a relevé son offre.

En clair. Bien que Vivendi et Altice, en négociations exclusives jusqu’au 4 avril pour le rachat de SFR par le second, soient des entreprises privées, l’Etat français est quand même décidé à jouer les stratèges. Dès le 14 mars, le ministre du Redressement productif Arnaud Montebourg déclarait sur France 2 que le rachat de SFR par Altice-Numericable n’était pas encore acquis. « Je crois que le débat continue. (…) Je ne suis pas certain (…) que les banques aient envie de s’exposer (…) outre mesure ». Deux jours après, c’était au tour de la Caisse des dépôts (CDC), de se dire prête, dans Les Echos (1), à « accompagner en capital un rapprochement entre Vivendi, SFR et Bouygues ». C’est donc chose faite depuis le 20 mars, puisque la CDC – actionnaire minoritaire non seulement de Vivendi mais aussi du groupe Bouygues – fait partie des
« actionnaires industriels et financiers de long terme » réunis par ce dernier pour relever son offre sur SFR (2).

Bouygues détiendra alors 67 % du capital du futur nouvel ensemble. Quant à la CDC, elle a indiqué à Reuter qu’elle participerait à hauteur de 300 millions d’euros à la nouvelle offre, ce qui lui donnerait environ 3 % au capital. De quoi ravir Arnaud Montebourg, lui qui avait apporté son soutien à Martin Bouygues lors de son projet initial de rachat de SFR – une fois son réseau mobile et ses fréquences revendus à Free. Même si c’est in fine au conseil de surveillance de Vivendi (3) de choisir entre vendre sa filiale SFR ou l’introduire en Bourse, et à l’Autorité de la concurrence d’autoriser ou pas la cession, l’Etat veut mettre son grain de sel dans cette affaire.
« Arnaud Montebourg donne une vision, sa vision, elle n’est pas toujours bonne,
mais il donne un souffle. (…) Au-delà [du 4 avril], les jeux étaient toujours ouverts »,
a confié à l’AFP le 15 mars Vincent Bolloré, PDG  du groupe éponyme et… membre
du conseil de surveillance de Vivendi.
Arnaud Montebourg a en outre tenté de rassurer sur la concentration du marché à venir : « Un retour à trois opérateurs [mobile] ne va pas créer de situation de monopole », assurait-il sur RTL le 11 mars. Et sur le front de l’emploi, Martin Bouygues avait adressé
le 10 mars un courrier au ministre dans lequel il s’engageait « à ne procéder à aucun licenciement collectif, plan social, plan de départ volontaire », promesse faite aussi dans une tribune dans Le Monde. @

Timeline

21 mars
• Le SNE organise les 12e Assises du livre numérique (Salon du livre de Paris).
• Youboox, plateforme de lecture en streaming, affirme que « 1 livre numérique sur 2 est piraté » (sondage).

20 mars
• Bouygues relève son offre sur SFR (lire en Une et p. 3).
• France Télevisions indique un budget numérique 2013 de 67 millions d’€ et des recettes de 28 millions, dont 10 millions pour la e-pub.
• Claude Perdriel (87 ans), qui vend Le Nouvel Obs. au trio Niel- Berger-Pigasse, devant l’AJM : « Je ne crois pas au payant sur Internet ».

19 mars
• L’Hadopi publie sa réponse à la consultation européenne « Droit d’auteur » : http://lc.cx/DA
• Numericable fait l’objet d’un redressement fiscal de 36,3 millions d’€ sur la TVA du triple play, selon L’Express.
• Pierre Louette (Orange) est réélu président de la FFTélécoms, Geoffroy Roux de Bézieux (Omea Telecom/Virgin Mobile) étant vice-président.
• eMarketer : le marché mondial de la pub sur mobile atteint 17,9 Mds de $ en 2013
(+ 105 %).

18 mars
• Le Paquet télécom est adopté en commission Industrie du Parlement européen.
• L’IFPI publie son rapport 2013 sur le marché mondial de la musique: 10,8 Mds d’€(-3,9 %), dont 4,2 Mds d’€en numérique (+ 4,3 %).
• Le CPE (écrivains) regrettent que le contrat d’édition adapté au numérique « tarde à être transposé dans la loi ».
• Viacom et YouTube s’accordent sur les vidéos piratées.
• Google lance Chromecast en Europe, adaptateur TV-Web de type clé USB, les Français ayant accès à Pluzz (FTV), SFR TV et CanalPlay.
• Google lance Android Wear, « prêt-à-porter informatique » pour les objets connectés.

17 mars
• Patrick Drahi table sur 1 Md d’€ de « synergies » pour le futur groupe SFR-Numericable et dit n’avoir « pas prévu de faire rentrer ma famille en France »…
• Le rapport Bordes, sur la musique dans les médias, propose de taxer les services de VOD.
• Vodafone acquiert le câblo-opérateur espagnol Ono 7,2 Mds d’€.

15 mars
• Les Etats-Unis se disent prêts à une « gouvernance globale d’Internet » à la place de l’Icann.
• « The Pirate Island » ferme après l’arrestation de son administrateur « Nightbird », pour piratage de films, musiques et jeux – sur plaintes de la Sacem et de l’Alpa.
• Mediapart publie ses résultats 2013 (lire p. 7).

14 mars
• Vivendi entre pour trois semaines en négociations exclusives avec Altice pour lui céder SFR (lire p. 3).
• Orange : le rapprochement SFR-Numericable « pourrait créer une position concurrentielle déséquilibrée (…) sur le mobile, le fixe et les contenus ».
• Le SEVN, la FNDF, la Sacem et la SCPP et des majors du cinéma réclament près
de 3 millions d’€aux gérants du site Undeadlink pour contrefaçon.

13 mars
• Facebook lance des pubs vidéo « premium » de 15 secondes.
• Mediamétrie publie l’audience des chaînes sur câble, satellite et TV sur ADSL.
• L’Arcep retrouve son pouvoir de sanction (ordonnance 2014-329 du 12-03-14) qui avait été jugé non-conforme par le Conseil constitutionnel.
• Le CNC publie une étude sur la TV de rattrapage en 2013 : 60 millions d’€ de publicités (+ 33,3 %). Voir http://lc.cx/télé.
• Hi-Media, résultats 2013 : CA de 185,3 millions d’€ (- 5 %) et bénéfice net de 1,9 million (- 67 %).
• L’ARP fait part au CSA de « quelques inquiétudes » sur le développement des OTT (dont Canal+ OTT) au regard du financement des œuvres.
• Mobilevent lance l’appel à projets des Cross Video Days jusqu’au

15 avril.
• Thales rachète LiveTV, spécialiste du multimédia dans les avions.

12 mars
• Lagardère, résultats 2013 : CA de 7,2 Mds d’€(- 2,1 %) et bénéfice net de 1,3 Md d’€(+ 1.360 % grâce à la cession d’EADS).
• NRJ, résultats 2013 : CA de 409 millions d’€(+ 4,1 %) et bénéfice net de 19,8 millions (- 46,6 %).
• 20 Minutes, Metronews et Direct Matin pourraient être fusionnés, selon Le Figaro.
• Bernard Tapie lance la web TV de La Provence qu’il veut transformer en « groupe multimédia ».

11 mars
• L’OJD publie les chiffres 2013 des kiosques numériques.

10 mars
• Iliad (Free), résultats 2013 : CA de 3,7 Mds d’€ (+ 19 %) et bénéfice net de 265,4 millions d’€(+ 42,3 %)
• Canal+ teste la diffusion de la chaîne cryptée et de CanalSat directement sur Internet, révèle BFMtv.com.
• Neil Young lance PonoPlayer, lecteur de musique en ligne HD.

9 mars
• Bouygues est prêt à céder à Free son réseau et ses fréquences mobiles en vue de s’emparer de SFR.
• Marvel (Disney) lance « Marvel Unlimited », appli pour sonoriser ses bandes dessinées.

7 mars
• Le Monde veut être « le premier média d’information global »,

My Justice

Si la justice est souvent considérée comme un monde à part, que les citoyens espèrent croiser le moins possible, elle n’avait cependant aucune raison d’être tenue à l’écart de la révolution numérique. Longtemps en retrait, la planète Justice est finalement entrée dans une phase active de modernisation
au point qu’un juge des années 2000 y perdrait son latin. Même si certains symboles pourraient faire croire le contraire : les perruques anglo-saxonnes et les robes latines sont toujours bien là pour témoigner de l’immanence et de la permanence de la justice. Pour le reste, changement dans tous les prétoires ! La justice est aujourd’hui entièrement numérique. Les montagnes de papiers, qui ont de tout temps symbolisées les bureaux du personnel judiciaire, ont pratiquement disparu sous la force de la vague digitale : comptes rendus, minutes, jugements et autres arrêts ont cédé leur place à des banques de données. Outre l’avantage de soulager les greffes, il s’agissait d’augmenter la fiabilité des documents : fini, ou presque, les pertes ou les erreurs de classement dans le traitement d’un dossier pénal. En France, c’est véritablement le lancement des projets « télérecours » en 2012 et « e-barreau » dès 2004, vaste réseau informatique virtuel privé des avocats et des greffiers des tribunaux, qui ont signé l’entrée de la justice dans l’ère numérique : données mises à jour en temps réel, élimination des temps morts et circulation des dossiers imposants et ventrus réduits à une poignée de données. Ce qui a sans doute fasciné au début les plus anciens formés à l’ombre des bibliothèques, c’est la puissance de la recherche automatique permettant de retrouver en un clic un arrêt ou un mot précis. Les scènes mythiques d’avocats penchés sur leurs grimoires ou perchés sur des échelles, à la recherche de l’article qui leur permettra de porter l’estocade au camp adverse, sont révolues.

« Une justice directe a émergé : des particuliers
se rendent entre eux – via des plateformes en ligne –
des services juridiques »

Très vite le véritable enjeu n’était plus de trouver les informations, mais bien de les trier pour obtenir les plus utiles. La véritable révolution réside dans la capacité nouvelle de tirer parti de cette masse extraordinaires de données qui, couplée aux progrès de l’intelligence artificielle, a permis d’automatiser un grande nombre de tâches. Les ruches qu’ont été pendant des siècles les maisons de justice sont aujourd’hui peuplées de serveurs et d’écrans, donnant tout son sens à ce que certains n’hésitent pas à appeler des « usines à sentences » où règnent les maître-mots de productivité et d’automatisation. Ces nouvelles technologies ont bien sûr suscité autant d’inquiétudes que d’espoirs. Elles ont en effet permis de traiter les contentieux de masse, jusqu’aux class actions aux multiples plaignants, tout en conciliant efficacité et individualisation des décisions. J’ai pu ainsi, dernièrement, saisir la justice et suivre l’évolution de mon affaire, en cliquant de chez moi sur le bouton My justice, tout en dialoguant régulièrement avec les équipes de l’institution judiciaire. De leur côté, les juges ont pu dégager un temps précieux qu’ils ont pu consacrer au fond de l’affaire et en interaction directe avec les justiciables et les professionnels. On est donc loin de la déshumanisation judiciaire que certains prophétisaient encore il y a quelques années. Même l’indépendance des juges, Graal de la profession, y a finalement gagnée, grâce une traçabilité des procédures qui ne laisse que peu de place aux interventions extérieures ! Mais il y a le revers de la médaille : les cyber-attaques ont remplacé les mystérieux visiteurs du soir qui venaient dérober des feuillets compromettants dans les épais dossiers des palais de justice d’antan. Après avoir été longtemps à la traîne, la justice se doit d’être à la pointe de la sécurité informatique.

Quant à la désintermédiation qui caractérise Internet, elle s’applique au pouvoir judiciaire de façon surprenante : une justice « directe » d’un nouveau genre est en train d’émerger, où des particuliers se rendent entre eux – via des plateformes en ligne – des services juridiques et règlent en tout bien tout honneur leurs différends sans recours à la machine judiciaire. Une justice que d’aucuns estiment devenue « folle ». Face à cette accélération inédite du temps judiciaire, le mouvement « Slow Justice » est apparu récemment pour que les juges, les avocats et les citoyens redécouvrent le sens de cette sentence de Sophocle : « Qui juge lentement juge sûrement ». @

Jean-Dominique Séval*
Prochaine chronique « 2025 » : Voiture connectée
* Directeur général adjoint de l’IDATE,
auteur du livre « Vous êtes déjà en 2025 »
(http://lc.cx/b2025).

Accords entre cinéma et TV payantes : l’Europe enquête sur la protection territoriale absolue

A l’heure du satellite et du Net sans frontières, la Commission européenne vérifie
si les accords de licence entre les studios de cinéma et les chaînes de télévision payantes comportent des clauses dites de « protection territoriale absolue » de nature à restreindre indûment la concurrence.

Par Christophe Clarenc (photo) et Martin Drago, Cabinet Dunaud, Clarenc Combles & Associés

La Commission européenne a annoncé, le 13 janvier dernier, l’ouverture d’une enquête de concurrence portant sur « les restrictions qui pèsent sur la fourniture transfrontalière de services de télévision payante » (1) dans les accords de licence entre les grands studios de production américains – Twentieth Century Fox, Warner Bros., Sony Pictures, NBCUniversal et Paramount Pictures – et les principaux télédiffuseurs payants en Europe – Canal Plus en France, BSkyB au Royaume-Uni, Sky Italia en Italie, Sky Deutschland en Allemagne et DTS en Espagne.

Satellite et Internet transfrontaliers
Ces accords permettent la diffusion par satellite ou en flux Internet de contenus audiovisuels, et en particulier des « films à succès », concédés sous ces licences.
Les droits de télédiffusion payante de ces contenus sont généralement valorisés, négociés et concédés sur une base territoriale et exclusive (un opérateur exclusif dans chaque Etat membre ou le cas échant dans plusieurs Etats membres partageant une même langue), avec protection territoriale légitime. La Commission européenne entend examiner les modalités de protection territoriale prévues dans ces accords de licence
et en particulier les éventuelles clauses qui organiseraient une « protection territoriale absolue » en garantissant que les contenus concédés « sont diffusés uniquement
dans l’Etat membre où le diffuseur émet par satellite ou sur Internet » et en empêchant totalement ainsi les diffuseurs de fournir leurs services « par-delà les frontières »,
par exemple « en refusant les abonnés potentiels d’autres Etats membres ou en bloquant l’accès transfrontière à leurs services ».
Lors de sa conférence de presse, le commissaire européen Joaquín Almunia, chargé
de la Concurrence, a précisé – selon les propos rapportés par l’AFP le 13 janvier – que
« nous ne remettons pas en question la possibilité d’accorder des licences sur une base territoriale, et nous n’essayons pas d’obliger les studios à vendre des droits sur une base pan-européenne ». Ce qui exclut ainsi a priori tout rapport entre cette enquête et la promotion poursuivie par ailleurs d’un marché unique des œuvres audiovisuelles dans le cadre de licences multi-territoriales (voir encadré). En outre, le commissaire européen indique que l’enquête se concentrerait sur « les restrictions aux demandes non sollicitées provenant de spectateurs installés dans d’autres pays membres (…) ou qui déménagent ou voyagent à l’étranger ».
• Le contexte de l’enquête. Cette enquête s’inspire expressément de l’arrêt rendu par
la Cour de justice de Union européenne (CJUE) le 4 octobre 2011 dans les affaires jointes « Football Association Premier League » et « Murphy » (2). Dans cet arrêt, la CJUE a abordé la question de la protection territoriale dans le secteur des services de radiodiffusion, à propos d’accords de licence de diffusion satellitaire d’événements sportifs (en l’espèce les matchs de la Premier League). Ces accords comportaient une exclusivité territoriale garantie par une clause d’interdiction aux télédiffuseurs de fournir leurs dispositifs de décodage à l’extérieur du territoire, empêchant ainsi la réception du service en dehors du territoire autorisé.

Exclusivité territoriale versus concurrence
La CJUE a rappelé que, si rien n’interdisait à un titulaire de concéder à un licencié unique le droit exclusif de diffuser un objet protégé sur un territoire et d’en interdire la diffusion
par d’autres, l’interdiction de la « protection territoriale absolue » était transposable dans
le domaine de la prestation transfrontalière de services de radiodiffusion.
La Cour a considéré en l’espèce que la clause d’interdiction de fourniture des dispositifs de décodage à l’extérieur du territoire couvert par la licence interdisait aux diffuseurs
toute prestation transfrontalière et conférait à chaque diffuseur une exclusivité territoriale absolue dans la zone couverte par sa licence, éliminant toute concurrence entre diffuseurs et cloisonnant le marché selon les frontières nationales.
La CJUE a condamné cette clause en énonçant qu’« une licence exclusive conclue entre un titulaire de droits de propriété intellectuelle et un organisme de radiodiffusion constitue une restriction de concurrence interdite par l’article 101 TFUE [Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne] dès lors qu’elle impose l’obligation à ce dernier organisme de ne pas fournir de dispositifs de décodage permettant l’accès aux objets protégés de ce titulaire en vue de leur utilisation à l’extérieur du territoire couvert par le contrat de licence ».

Quid des musiques, films et livres ?
L’avocat général avait suggéré d’élargir le raisonnement à d’autres services comme « par exemple la commercialisation de programmes informatiques, de morceaux de musique, de livres électroniques ou de films sur Internet » (3). Si l’arrêt n’a pas retenu cette suggestion, en s’en tenant spécifiquement aux accords de licence en cause, il n’a pas non plus exclu la possibilité d’une transposition et d’une extension de ses principes à d’autres catégories de clauses, de contenus et de modes de diffusion. L’enquête ouverte par la Commission européenne sur les accords de licence entre les grands studios de production américains et les principaux télédiffuseurs payants en Europe s’inscrit ainsi dans la logique et la dynamique de l’arrêt « Football Association Premier League/Murphy » de la CJUE, avec
la nécessité de prendre dûment en compte le contexte juridique et économique propre à ces contenus, ainsi que la question de la cohérence des droits sur les différents modes
de diffusion – par satellite ou en flux Internet. C’est d’ailleurs après cet arrêt que la Commission européenne avait mené une première enquête « pour examiner si les accords de licence pour le contenu des chaînes à péage optionnelles contiennent des clauses de protection territoriale absolue de nature à restreindre la concurrence, à entraver l’achèvement du marché unique et à priver les consommateurs d’un accès transfrontière à des contenus sportifs et cinématographiques payants » (4).

• Les clauses visées. La Commission européenne a indiqué que son enquête se concentrerait a priori sur deux restrictions, celle concernant les spectateurs qui déménagent ou voyagent à l’étranger et celle concernant les demandes non sollicitées
de spectateurs installés dans d’autres Etats membres. La première des restrictions renvoie à la question de la « portabilité » du service dans un autre Etat membre quand le souscripteur du service va dans un autre Etat membre. Si une telle « portabilité » apparaît dans l’intérêt du consommateur, dès lors que le service a été initialement vendu et acheté sous la protection territoriale, elle pourrait cependant nécessiter – par exemple dans le cas du streaming – un nouvel accord du détenteur des droits. D’où l’importance d’un examen circonstancié du contexte juridique des accords de licence. La seconde restriction renvoie à la question des ventes passives et n’est pas moins délicate. En effet, la protection territoriale absolue est généralement associée à l’interdiction des ventes passives sur le territoire d’un autre distributeur exclusif – les ventes passives étant définies comme la satisfaction de demandes non sollicitées par le vendeur et les ventes actives comme la satisfaction de demandes sollicitées par le vendeur par prospection commerciale.
Or une prohibition de l’interdiction de vente passive sur le territoire d’un autre diffuseur exclusif, comme constitutive de protection territoriale absolue, aboutirait non seulement
à dissocier la commercialisation et la fourniture du service (en justifiant l’interdiction de la première tout en imposant la seconde), mais pourrait en outre miner l’intérêt et l’économie mêmes de l’exclusivité territoriale. En outre, la directive « DADVSI » sur le droit d’auteurs et les droits voisins dans la société de l’information ne prévoit pas d’épuisement de ces droits dans le cas d’un service en ligne (5). Il faudra donc suivre avec attention les développements et conclusions de l’enquête ouverte par la Commission européenne. @

ZOOM

Licence multi-territoriale et marché unique du numérique
Le Parlement européen a adopté le 4 février 2014 la nouvelle directive « Gestion
collective » qui prévoit des licences multiterritoriales pour les plateformes de musique
en ligne (6) (*). La Commission européenne réfléchis en outre depuis longtemps à des licences multi-territoriales dans l’audiovisuel, comme le montre le rapport « Licences
multi-territoriales des œuvres audiovisuelles dans l’UE », publié en octobre 2010*.
Ce rapport pose en « priorité » la promotion d’un marché unique compétitif et diversifié pour les œuvres audiovisuelles. Par ailleurs, la Commission européenne a mené jusqu’au 5 mars 2014 une consultation publique en vue de réviser la directive « DADVSI » sur le droit d’auteur dans la société de l’information, dans le prolongement de sa communication « Vers un marché unique des droits de propriété intellectuelle » de 2011. A suivre… @