Marché unique numérique : Neelie Kroes présentera le 11 septembre le nouveau « Paquet télécom »

La fragmentation du marché des télécoms en Europe, que cela soit dans ses pratiques tarifaires ou dans ses régulations encore trop nationales, nécessite des remèdes qui plairont moins aux opérateurs télécoms qu’aux consommateurs européens.

(Depuis la publication de cet article dans EM@84, la Commission européenne a présenté le 11 septembre 2013 son projet pour un marché unique des télécoms)

Par Charles de Laubier

NKC’est le 11 septembre que la commissaire européenne en charge de l’Agenda numérique, Neelie Kroes (photo), présentera un nouveau « Paquet télécom » en prévision du Conseil de l’Union européenne (UE) d’octobre.
Son objectif sera d’achever la création d’un marché unique numérique en remédiant à la fragmentation du marché des télécoms en Europe.
Les eurodéputés auront à se prononcer sur cette réforme législative des télécoms vers Pâques 2014 en vue d’une entrée en vigueur des nouvelles directives à partir de 2015.

Vers un marché unique des télécoms
Neelie Kroes entend donner une nouvelle impulsion pour créer un vrai « marché unique des télécoms ». Le 30 mai dernier, devant le Parlement européen (1), elle prévenait : le Paquet télécom sera un « compromis législatif radical (…) pour le bien-être à long terme des consommateurs ».
Comprenez : les opérateurs télécoms n’auront pas le dernier mot. « Il n’est pas d’autre secteur [que les télécoms], dans notre marché unique européen encore incomplet, qui ait moins besoin de barrières, et c’est pourtant dans ce secteur qu’elles sont le plus hautes. (…) Nous ne pouvons plus nous permettre de laisser subsister les innombrables obstacles artificiels et inutiles qui existent aujourd’hui. (…) Nous pourrons faire plus s’il y a plus de liberté, de concurrence et d’opportunités et si les droits des consommateurs sont vraiment respectés ! », a insisté la commissaire européenne.

Conjuguer concurrence et investissement
Cette volonté de mettre un terme aux « frontières artificielles » faisant obstacles à la concurrence sur un marché unique numérique inquiète les opérateurs télécoms qui reprochent à la Commission européenne de favoriser depuis vingt ans la concurrence
et les consommateurs – et partant la bataille tarifaire – au détriment de leurs parts de marché, de leurs marges et de leurs capacités de financement dans des réseaux très haut débit (4G et FTTH).
C’est ce qu’exprime par exemple Orange (2), relayé par le gouvernement français
(l’Etat étant actionnaire à 27 %). « Aujourd’hui, la priorité ne doit plus être d’accroître la concurrence entre les opérateurs télécoms, qui est désormais bien installée (dans de nombreux pays d’Europe les principales offres d’accès à l’Internet fixe multiservice ou “triple play” sont à un tarif plus de deux fois inférieur à ce qui est disponible aux Etats- Unis), mais de créer les conditions pour le développement des réseaux à très haut
débit qui contribueront à une attractivité durable de l’Europe », ont en effet écrit Arnaud Montebourg et Fleur Pellerin (3) dans une tribune parue dans Les Echos du 24 juin dernier.
L’inquiétude des opérateurs télécoms grandit, alors que Neelie Kroes a déjà annoncé fin mai son intention de mettre fin aux tarifs dits de roaming au sein de l’UE d’ici les élections européenne de mai 2014. Dans leur résolution sur « l’achèvement du marché unique numérique » adoptée le 4 juillet dernier, les eurodéputés se sont déjà « réjouis de l’intention de la Commission de présenter un nouveau paquet télécoms pour remédier à
la fragmentation du marché dans ce secteur, y compris des mesures pour supprimer les tarifs d’itinérance à l’avenir ».
La neutralité du Net et la qualité de service seront aussi au coeur du Paquet télécom
à venir. « Je garantirai la Net Neutrality. (…) Je mettrai fin aux blocages et restrictions anticoncurrentiels, pour chaque citoyen, sur chaque réseau, sur chaque terminal », a promis Neelie Kroes, le 9 juillet dernier devant une commission du Parlement européen. Dans la résolution des eurodéputés, le Parlement européen « invite la Commission et les Etats membres à renforcer la gouvernance du marché unique du numérique, en veillant
à la neutralité d’Internet ». La Commission a justement confirmé le 9 juillet avoir perquisitionné chez des opérateurs télécoms (Orange, Deutsche Telekom, Telefonica, …) soupçonnés d’abus de position dominante dans l’interconnexion Internet (4). « Ce service est crucial pour le fonctionnement d’Internet et pour la capacité des utilisateurs finaux à atteindre le contenu Internet avec la qualité de service nécessaire, sans tenir compte de
la localisation du fournisseur », a expliqué l’exécutif européen pour montrer l’importance de ces perquisitions surprises.

Lever les obstacles pour le consommateur
Bref, Neelie Kroes devra ménager la chèvre (les opérateurs) et le chou (les consommateurs). Au-delà du marché unique des télécoms, les eurodéputés invitent
les Etats membres et la Commission européenne « à faire du développement du
marché unique du numérique une priorité politique absolue et à élaborer une approche d’ensemble » et « à renverser, d’urgence, les obstacles qui s’opposent encore au marché unique du numérique ». @

Charles de Laubier

Webradios : vers l’extension de la licence légale ?

En fait. Le 16 juillet, l’OJD a publié pour la première fois les audiences de webradios, 6 .261 au total pour mai. Avec 5.980 webradios, le réseau Radionomy arrive en tête en terme d’écoutes actives cumulées : 63,9 millions, contre 45,5 millions pour les 174 du groupe NRJ. Après la mesure, les revendications ?

En clair. Même si le webcasting linéaire y est bien moins développé en France qu’aux Etats-Unis ou en Allemagne, la France franchit un cap important dans la reconnaissance des webradios comme nouveau média à part entière.

Tableau OJD-WebradiosAvec la publication de la mesure d’audience certifiée par l’OJD portant sur pas moins de 6.261 flux audio « live » (voir tableau ci-contre). Les webradios s’engagent sur la voie de la monétisation par la publicité en ligne.

Rapport Lescure
Mais il leur reste à obtenir des avancées réglementaires.
Bien que les producteurs de musique n’y soient pas favorables, le rapport Lescure préconise d’étendre la rémunération équitable au webcasting linéaire comme pour les radios traditionnelles
de la bande FM relèvent du régime dit de « rémunération équitable », qui les dispense d’obtenir l’autorisation des détenteurs de droits, en contrepartie d’une rémunération calculée en fonction des recettes – soit de 4 % à 7 % du chiffre d’affaires – et répartie à parts égales entre les producteurs et les artistes interprètes par les sociétés de gestion collective SCPP et la SPPF.
En revanche, les webradios ne bénéficient pas de cette « licence légale » et doivent
donc obtenir l’autorisation des ayants droits, puis acquitter 12,5 % de leurs revenus
pour rémunération ces derniers. « Discrimination ! », dénonce le Syndicat des éditeurs
de musique de services en ligne (ESML) (1). Sans parler des « minima garantis » qui constituent, selon lui, des barrières à l’entrée. Ce « deux poids, deux mesures » paraît d’autant plus injustifié que les webradio sont elles aussi soumises à des quotas de musiques françaises depuis le décret daté du 27 avril 2010. Pour l’heure, seules 150 webradios sont soit déclarées (140 d’entre elles), soit conventionnée (soit 10 générant plus de 75.000 euros par an) auprès du CSA.
A l’instar du rapport Zelnik (Création et Internet) de janvier 2010, suivi par l’échec de la mission Hoog sur ce point, le rapport Lescure (Acte II de l’exception culturelle) de mai 2013 a recommandé l’extension du régime de la rémunération équitable aux webradios linéaires au nom du principe de neutralité technologique (2). « Rien ne justifie l’expropriation des droits de propriété des producteurs de [musique] que constituerait l’extension de la licence légale au webcasting. Cette exploitation est déjà gérée collectivement par les producteurs », a répondu la SCPP le 26 juin dernier. @

Après Webedia, Terrafemina et Allociné, Fimalac pourrait s’emparer de Dailymotion dans sa conquête digitale

Jusqu’où ira Marc Ladreit de Lacharrière dans sa diversification numérique ?
Pris d’une frénésie d’acquisitions de sites web (Webedia, Terrafeminina, Allociné), le milliardaire fondateur de Fimalac accélère la consolidation dans
le secteur. Exclusif : ce qu’en pense le PDG de Dailymotion, Cédric Tournay.

MLdeLMarc Ladreit de Lacharrière, président fondateur de Fimalac,
et sa conjointe Véronique Morali, présidente de Fimalac Développement, s’intéressent à Dailymotion. Et ce, depuis l’échec des négociations entre Orange – propriétaire de Dailymotion – et Yahoo, à la suite de l’opposition du gouvernement (1) (*) (**).
Selon les révélations, non démenties depuis, de Paris Match
le mois dernier (2), les équipes du milliardaire « étudient de près
le dossier » et ont ainsi manifesté discrètement un intérêt pour le concurrent français de YouTube.

Pas de discussion Fimalac-Dailymotion : pour l’instant ?
Contacté par Edition Multimédi@, le PDG de Dailymotion, Cédric Tournay, nous assure qu’ »aucune discussion n’a été engagée » et que « le rapprochement Fimalac-Dailymotion n’est pas à l’étude ». D’autant que la holding de Marc Ladreit de Lacharrière est accaparée par d’autres dossiers dans sa conquête du numérique avec, coup sur coup, ses annonces de « négociations exclusives » en mai et juillet avec respectivement Webedia – intégrant Terrafemina – et Allociné – dont il vient d’acquérir 98 % du capital. Selon nos informations, les trois entités seront toutes fusionnées d’ici la fin de l’année.

La consolidation de l’Internet français est en marche
Ces opérations ne laissent pas pour autant indifférent Cédric Tournay : « Nous nous connaissons, avec les équipes de Webedia et de Fimalac. Je suis d’ailleurs impressionné par la démarche industrielle de Fimalac de constituer, en quelques semaines avec Webedia, Terrafemina et Allociné, un groupe de médias numériques aux ambitions européennes, voire mondiales ».

Dailymotion veut aussi participer à la consolidation
Et le patron de Dailymotion de poursuivre : « Nous sommes d’autant plus sensibles que Dailymotion est partenaire depuis 2009 de Webedia dans la vidéo, la publicité en ligne
et la coproduction de chaînes ». Pour lui, « la consolidation du marché des acteurs des contenus en ligne en France et en Europe est inéluctable et nous entendons bien en être un des acteurs ».
Dans ce contexte, un rapprochement entre Dailymotion et Fimalac ne ferait-il pas sens ? Estimant ne pas avoir à se prononcer sur une telle opportunité, Cédric Tournay s’en
tient à dire que « l’heure est à la prime à la taille critique » et qu’« il y a une logique à
se développer en France et à l’international ». Et de préciser concernant Dailymotion :
« Nous ne sommes pas dans une recherche active de partenaires mais nous poursuivons notre plan d’investissement et nos projets d’acquisitions pour un montant de 30 millions d’euros jusqu’en 2014 ».

Fimalac Développement au Luxembourg
Si Fimalac jetait son dévolu sur la plate-forme française de partage de vidéo à l’audience mondiale, c’est 115 millions de visiteurs uniques par mois et 2,5 milliards de vidéos vues par mois, selon ComScore à mai dernier, qui tomberait dans son escarcelle. D’autant que le tandem Marc Ladreit de Lacharrière et Véronique Morali veulent constituer « le 4e groupe média digital français [derrière Orange/Dailymotion, Lagardère Active, CCM Benchmark Group, ndlr] » et être « leader sur la thématique du divertissement ». Pour le milliardaire, classé par Forbes à la 19e place des plus fortunés de France en 2013 avec 1,35 milliard de dollars de patrimoine (3), l’objectif est de « renforcer son ambition de construire un champion français du divertissement armé pour affronter la compétition internationale et capable de défendre dans le monde numérique l’exception culturelle française ». Mais le nerf de cette guerre face aux géants du Net américains est la publicité en ligne, à savoir « les opérations spéciales publicitaires, la prospection pour les e-commerçants, le conseil, la production déléguée de contenus et le pilotage de communautés pour les marques et les entreprises (le “brand publishing”) ».
Mais ne cherchez pas dans le dernier document de référence de Fimalac des détails
sur sa diversification numérique, il n’y en a pas ! Et pour cause, la société F. Marc de Lacharrière (Fimalac), pourtant cotée à la Bourse de Paris (détenue à 80,1 % par les entités familiales Groupe Marc de Lacharrière et Silmer), est seulement une holding qui
n’a pas d’activité économique propre mais qui détient des participations dans plusieurs sociétés. Si l’on met à part la fameuse agence de notation financière Fitch, que Fimalac détient directement à hauteur de 50 % conjointement avec le groupe de médias américain Hearst Corporation, toutes les autres participations passent par une autre holding basée au Luxembourg : Fimalac Développement, filiale à 100 % de la maison mère. C’est par cette société luxembourgeoise (ex-Valparo) – créée en novembre 2006 pour « optimiser les placements de trésorerie » – que le groupe du milliardaire se diversifie dans les loisirs et l’hôtellerie de luxe (40 % du groupe Lucien Barrière et ses casinos), dans le divertissement (salles de spectacles de la société Vega et production d’événements
avec notamment Trois S), et maintenant dans les médias numériques depuis l’annonce
le 17 mai dernier de l’acquisition du groupe Webedia (éditeur de plusieurs sites web dont Purepeople ou Puremedias) pour 70 millions d’euros et de sa consolidations avec la société TF Co (éditrice du site web Terrafemina). A peine cette opération finalisée que Fimalac annonçait le 11 juillet des négociations exclusives avec le fonds d’investissement américain Tiger Global Management pour lui racheter Allociné, suivies le 16 juillet de l’acquisition de 98 % du capital pour 66,9 millions d’euros. Dans les deux cas, les ambitions sont clairement françaises et internationales : Webedia est déjà présent en Russie et au Brésil, tandis qu’Allociné est en Allemagne, en Turquie, en Espagne et aussi au Brésil. « A l’international, Fimalac fera profiter Webedia et Allociné de son savoir-faire pour accélérer leur développement », assure le groupe.
Véronique Morali, compagne du milliardaire, énarque comme lui, administrateur de Fimalac (où elle est entrée dès la création en 1990), vice-présidente de Fitch Group et présidente de Fimalac développement, est aussi présidente de TF Co (ex-Femmes Associées) qui édite le site web féminin Terrafemina fondé en 2008 (4),. Le nouveau pôle de médias numériques, qui compte afficher 50 millions d’euros de chiffre d’affaires en 2013, regroupera Webedia, Terrafemina et Allociné (5),. Le nouvel ensemble sera dirigé par un directoire composé de Véronique Morali en tant que présidente, Cédric Sire et Guillaume Multrier, co-fondateurs de Webedia, ainsi que de Grégoire Lassalle (PDG d’Allociné). Quant à Marc Ladreit de Lacharrière, il sera le président du conseil de surveillance du groupe.
Quant au fils Jérémie Ladreit de Lacharrière, 36 ans, au conseil d’administration de la holding familiale Groupe Marc de Lacharrière (6), il pourrait être appelé en renfort dans le nouveau pôle digital de Fimalac. Après l’école d’ingénieurs en informatique Epita, il a fait ses premières armes chez Microsoft durant près de dix ans (sur MSN et Windows Live), puis a intégré en 2011 la filiale Vega au sein du groupe.

20 ans après l’achat de Valeurs Actuelles
Si Véronique Morali est au coeur de cette diversification digitale accélérée de Fimalac, le milliardaire, agé de 72 ans, n’est pas pour autant un inconnu de médias. Président de la Revue des Deux Mondes depuis 1991, il fut propriétaire du groupe Valmonde – éditeur de l’hebdomadaire Valeurs Actuelles – de 1993 jusqu’à sa revendre à Serge Dassault (lequel l’a revendu en 2006 à Pierre Fabre). Plus récemment, en 2007, il a tenté de s’emparer du groupe Les Echos avec l’aide d’Erik Izraelewicz, alors directeur de la rédaction, pour faire barrage à un autre milliardaire, Bernard Arnault. En vain. @

 

Civilisation numérique

Au fur et à mesure que nous avançons toujours plus loin au cœur du XXIe siècle, les nouvelles règles qui le régissent se font de plus en plus claires, et les liens qui nous retiennent encore au siècle dernier se dénouent peu à peu, les uns après les autres. L’Europe, peut-être plus que les autres continents, tardait visiblement à adopter les règles de cette nouvelle époque.
Le signal fut donné en 2013 lorsque nous apprîmes – après plusieurs décennies de forte croissance ininterrompue – que les marchés de l’économie numérique étaient eux aussi sensibles aux cycles économiques et plus particulièrement aux crises. Les marchés historiques du numérique – informatique, électronique grand public et télécommunications – enregistrèrent en 2012 une croissance ralentie, avec une progression au niveau mondial d’à peine 3 %, mais de seulement 0,1% pour le Vieux Continent. Plus important sans doute, le recul en termes de contribution directe des secteurs du numérique à la richesse globale s’accentua encore pour ne représenter, après plusieurs années de baisse régulière, que 6 % du PIB mondial.

« Cette Europe assiégée, qui n’avait pas réussi à
se positionner sur les vecteurs clés qu’étaient la
mobilité, le Cloud et le Big Data, se devait de réagir. »

Cette évolution structurelle – que nous traduisions également par l’image de destruction créatrice – chamboulait le paysage industriel. Au fur et à mesure que l’écosystème numérique se mettait en place, de nouveaux acteurs s’avançaient sur le devant de la scène, les modèles d’affaires étaient revisités, tandis que les marchés se déformaient : les régions à la pointe hier devenaient vulnérables et les marchés émergents profitaient
de l’explosion de la demande à l’intérieur de leurs frontières pour porter haut leur appareil industriel et partir à leur tour à l’assaut du reste du monde.
Cette Europe assiégée, qui n’avait pas réussi à se positionner sur les vecteurs clés du nouvel âge numérique émergent qu’étaient la mobilité, le Cloud et le Big Data, se devait
de réagir. Bien sûr, il est toujours possible de parier sur un retour en force à l’occasion d’un changement de technologie : pourquoi pas avec le lancement prochain de la 5G, comme le firent les Asiatiques avec la 3G ou les Etats-Unis avec la 4G. Ce n’est malheureusement pas le chemin qui fut pris.
Malgré tout, le Vieux Continent a des cartes à jouer pour exploiter les gisements de création de valeur extraordinaires qui s’annoncent. Il s’agit moins de devenir les champions technologiques d’une planète devenue numérique que de favoriser les usages permettant d’entrer de plein pied dans cette civilisation numérique que nous commençons à peine à appréhender. De ce point de vue, plusieurs dossiers chauds mobilisent l’écosystème. Des hypermarchés numériques, ou Digital Mall, deviennent les véritables places de marché pour des internautes que se disputent App Stores, plates-formes sociales, applications du Web ouvert ou encore offres packagées des « telcos ». La transition vers une monnaie numérique universelle, ou Digital Money, qui voit s’affronter trop de prétendants quand il y aura peu d’élus : technologie NFC, paiement via mobile, divers services de e-commerçants, de banquiers ou de géants du Net. La valorisation
des données, ou Data Monetization, reste un sujet éminemment stratégique qui réclame des capacités poussées en termes de mesure d’audience, de ciblage temps réel, de localisation et de gestion de l’e-pub. Sans oublier bien sûr l’accès simplifié à des offres attractives de contenus, ou Content as a Service, qui est devenu le cœur de la bataille planétaire que se livrent les grands groupes médias face à tous les géants du numérique.
Autant de dossiers pour lesquels les Européens ont des atouts, des usages originaux
et un marché avancé, appuyés par des champions des secteurs-clés du transport, du commerce, de la construction, de la banque ou des services. Avec un impératif de
succès : réussir la transition numérique permettant à tout un continent de maîtriser son avenir digital. Pour le meilleur. Et conjurer ainsi le constat que la philosophe Simone Weil tirait en 1947 sur son terrible siècle dans « La Pesanteur et la grâce » : « Argent, machinisme, algèbre : les trois monstres de la civilisation actuelle », en se donnant
les moyens de ne pas y ajouter le numérique. @

Jean-Dominique Séval*
Prochaine chronique « 2020 » : Ecole numérique
* Directeur général adjoint de l’IDATE.
Sur le même thème, l’institut a publié son rapport
« DigiWorld Yearbook 2013 », coordonné par Didier Pouillot,
en prévision du DigiWorld Summit.

Données publiques et données personnelles : un « mariage pour tous » aux limites de la légalité

D’ici deux ans, soit à partir du 18 juillet 2015, les Etats membres de l’Union européenne doivent transposer la nouvelle directive « Réutilisation des informations du secteur public ». Mais des pays comme la France s’organisent
déjà via Etalab, sous la « surveillance » de la Cnil.

Par Winston Maxwell, avocat associé Hogan Lovells LLP

L’Union européenne vient d’adopter une directive rendant obligatoire la libre réutilisation de données du secteur public. Cette directive modifie la directive de 2003 (1), qui avait déjà établi un cadre européen pour la réutilisation de données du secteur public, mais qui n’a pas rendu cette réutilisation obligatoire. La nouvelle directive « Réutilisation des informations du secteur public » du 26 juin 2013 (2) vient renforcer la politique « Open Data » de la Commission européenne telle qu’exprimée dans sa communication « Ouverture des données publiques »
du 12 décembre 2011 (3).

L’anonyme peut être ré-identifié
L’objectif est double : d’une part, renforcer la transparence du gouvernement à l’égard du citoyen ; d’autre part, contribuer à l’innovation et à la croissance. Comme l’a constaté le rapport Colin & Collin sur la fiscalité numérique (4), les données massives détenues par les administrations et les grandes entreprises constituent une source de richesse considérable. Il ne s’agit pas seulement d’accorder un accès à quelques chercheurs triés sur le volet, mais plutôt de rendre les données accessibles à toute société qui en ferait
la demande. La directive du 26 juin 2013 adopte cette philosophie car les Etats membres devront – à partir du 18 juillet 2015 – rendre des données accessibles pour une réutilisation à des fins commerciales ou non. Cette vision large du Open Data est déjà appliquée par le gouvernement français, via la mission Etalab à laquelle participent Google, Microsoft ou encore Orange dans le cadre de son programme Dataconnexions (voir encadré page suivante). Une semaine après l’adoption de la nouvelle directive, le groupe « Article 29 » des « Cnil » européennes (« G29 ») a publié un avis mettant les Etats membres en garde contre une lecture trop extensive de la nouvelle directive (5).
Il a en effet rappelé que la nouvelle directive sur la réutilisation des données du secteur public ne dérogeait pas aux règles sur la protection des données personnelles : une communication de données dans le cadre d’une initiative Open Data ne peut être envisagée que si l’ensemble des conditions de protection des données personnelles
sont réunies.

• Anonymisation ou pas ? La législation en matière de protection des données personnelles ne s’applique pas aux données anonymes. Mais attention à la fausse anonymisation ! De nombreuses études scientifiques montrent que des données en apparence anonymes peuvent faire l’objet d’une ré-identification en croisant les données avec de nombreuses autres sources, et en appliquant des algorithmes de probabilité statistique. De plus, la ré-identification de données anonymes est une science évolutive. Les données qui sont anonymes aujourd’hui ne le seront peut-être plus dans un an, en raison d’évolutions dans les techniques de ré-identification. Le G29 préconise d’effectuer des tests de ré-identification avant de déclarer une base de données anonyme, et donc hors du champ de la régulation des données personnelles.

• Données non anonymes : forcément exclues du Open Data ? Même si l’anonymisation totale est la situation préférée des autorités, une anonymisation partielle ou imparfaite peut être envisagée. Les chercheurs et sociétés innovantes auront souvent besoin d’accès à des données individualisées afin de créer des applications innovantes. Ces données individualisées – par exemple les temps de trajet des Franciliens dans le métro parisien – constituent des données à caractère personnel, même si l’identité réelle de l’individu reste cachée. Pour ces données partiellement anonymisées, le G29 préconise une série de mesures avant d’envisager leur ouverture au public.

A défaut de consentement explicite
D’abord, l’administration qui détient ces données doit conduire une étude d’impact en matière de données personnelles pour évaluer les risques pour les citoyens, et envisager des mesures pour réduire ces risques. Par exemple, même si une anonymisation n’est pas totale, l’analyse de risques pourrait conclure que les mesures d’anonymisation appliquées sont suffisamment robustes pour écarter les risques les plus graves. Ensuite, il faut examiner la finalité recherchée dans la réutilisation des données. Certaines finalités seront « compatibles », et certaines ne le seront pas. Par exemple, une finalité purement scientifique visant à déceler des tendances générales découlant d’une série de données serait légitime. En revanche, la création de profils individuels dans le but de vendre de la publicité ciblée ne serait pas légitime selon le G29.

Data Privacy versus Open Data
Sur ce point, la philosophie des lois sur la protection des données personnelles (Data Privacy) rentre en conflit direct avec la philosophie Open Data. Cette dernière vise à permettre des expérimentations les plus diverses et inattendues possibles. Les plus grandes innovations et découvertes peuvent venir d’idées a priori farfelues. En données personnelles, en revanche, la finalité est extrêmement importante. La finalité d’une réutilisation de données doit être compatible avec la finalité pour laquelle les données ont été collectées à l’origine. Sinon, il faut recueillir le consentement explicite de la personne concernée – tâche en pratique impossible pour des masses importantes de données. Ainsi, la Cnil (6) et les autres autorités de données personnelles en Europe veilleront à ce que les finalités de réutilisation visent un objectif « noble » tel que la science, l’histoire ou les études statistiques. Des applications plus commerciales risquent d’être jugées moins « compatibles » avec la finalité d’origine.

• Eviter les téléchargements massifs. Le G29 préconise par ailleurs la mise en place
de mécanismes afin d’éviter des transferts massifs de données. Par exemple, lorsqu’une administration publie le nom et la date de naissance d’administrateurs de sociétés anonymes en France, ces fichiers doivent être consultables de manière à éviter le téléchargement massif de l’ensemble de la base de données. Le G29 préconise l’utilisation d’API, des interfaces de programmes d’applications, afin d’éviter que le
contenu d’une base de données ne soit aspiré dans sa totalité.
• Les clauses de licences. Enfin, le G29 préconise l’utilisation de licences de réutilisation de données, afin d’obliger la personne qui obtient l’accès aux données publiques de faire une utilisation conforme à la loi sur la protection des données personnelles. Notamment, la personne doit s’engager à ne pas tenter de retrouver l’identité individuelle des utilisateurs, ni d’utiliser les données afin de créer des profils individuels incompatibles avec la loi sur la protection des données à caractère personnel.
• Une question institutionnelle en France. En l’absence d’anonymisation totale, l’application des principes d’Open Data sera difficile, particulièrement par rapport à
la question délicate de l’utilisation « compatible » de données à caractère personnel. Actuellement, la loi a confié à la Commission d’accès aux documents administratifs (CADA) le soin d’évaluer la conformité de toute réutilisation d’informations publiques.
La Cnil possède une expertise évidente sur l’anonymisation et sur les études de risques en données personnelles. Actuellement, la loi française ne prévoit pas de passerelle officielle entre la CADA et la Cnil sur ces sujets. Les deux autorités administratives seront sans doute amenées à se rapprocher sur ces questions complexes.
Afin d’établir si une réflexion est nécessaire sur l’Open Data au regard de son champ de compétence, la Cnil a lance en mars 2013 une consultation des acteurs publics et privés concernés (7). @

FOCUS

Google, Microsoft et Orange, partenaires d’Etalab au sien de Dataconnexions
En France, la politique d’ouverture en ligne des données publiques (« Open Data ») est pilotée par la mission Etalab, placée sous l’autorité du Premier ministre depuis février 2011. Et depuis octobre 2012, cette mission est rattachée directement au secrétaire général pour la modernisation de l’action publique. Etalab gère le portail unique interministériel Data.gouv.fr, lequel met « à disposition librement l’ensemble des informations publiques de l’Etat, de ses établissements publics et, si elles le souhaitent, des collectivités territoriales et des personnes de droit public ou de droit privé chargées d’une mission de service public ». Cela représente actuellement 355.000 informations publiques gratuites et réutilisables.
Etalab a en outre rassemblé plus d’une trentaine d’acteurs de l’innovation en France
au sein d’une communauté appelée Dataconnexions. On y retrouve comme partenaires
« Industrie » Google, Microsoft, Orange ou encore Salesforce.com.

Objectif : organiser des concours en vue de récompenser des projets particulièrement prometteurs. @