Le fair use en Europe : une fausse bonne idée qui mériterait un régulateur des droits d’auteur

Faut-il assouplir le droit d’auteur pour l’adapter aux usages numériques ? La tolérance dite fair use pratiquée aux Etats-Unis n’est pas une panacée, faute de prévisibilité. Certains préconisent la création d’un régulateur des droits d’auteur pour clarifier les règles du jeu.

Par Winston Maxwell, avocat associé Hogan Lovells LLP

Le fair use signifie une utilisation équitable. Aux Etats- Unis, la règle de fair use est une exception au droit d’auteur. Cela signifie que le titulaire d’un droit d’auteur ne peut pas empêcher une autre personne d’utiliser l’oeuvre si cette utilisation remplit les critères de fair use. En Europe, les exceptions au droit d’auteur sont énumérées dans une liste fermée qui intègre également le test dit « de trois étapes » (1) prescrit par la Convention de Berne et la Directive sur le droit d’auteur dans la société de l’information.

Limiter le « monopole » du droit d’auteur ?
Pourquoi la question du fair use commence à se poser en Europe ? Certains estiment que les textes européens ne sont pas suffisamment souples pour appréhender toutes les nouvelles utilisations qui émergent dans le contexte de l’économie numérique (voir encadré). Selon cette thèse, certaines de ces nouvelles utilisations ne devraient pas tomber sous le « monopole » du droit d’auteur car elles ne portent aucun préjudice à l’utilisation de l’oeuvre et aux intérêts du titulaire du droit d’auteur. Un bon exemple est la reproduction par les moteurs de recherche de photos en forme d’onglets : une telle reproduction de photos tombe difficilement dans l’une des exceptions énumérées dans le code français ou dans la directive européenne. La règle de fair use en revanche permettrait cette utilisation (2). Les tribunaux européens ne sont pas pour autant désarmés. Bien souvent, les tribunaux trouvent un autre biais pour arriver au même résultat. Par exemple, un tribunal en Allemagne a admis que la reproduction par un moteur de recherche de photos en forme d’onglet n’était pas une contrefaçon parce que le titulaire des droits aurait pu utiliser l’outil de dé-référencement mais ne l’a pas fait. La cour d’appel de Paris a décidé (3) que la reproduction d’onglets était protégée par la loi de 2004 pour la confiance dans l’économie numérique (LCEN). Bref, même lorsque la règle de fair use n’est pas disponible, les tribunaux en Europe ont des moyens d’arriver au même résultat. Alors pourquoi évoque-t-on le fair use aujourd’hui, et surtout pourquoi l’Hadopi s’y intéresse, notamment dans sa consultation publique – jusqu’au
15 juillet prochain (4) – sur les exceptions aux droits d’auteurs et aux droits voisins ?

En réalité, la question du fair use est très proche de la question des mesures appropriées pour lutter contre le téléchargement illicite. Dans les deux cas, il s’agit de déterminer le périmètre approprié pour les droits d’auteurs. Dans le cas du fair use, il s’agit d’examiner le problème par le biais de la définition même du droit de propriété,
en excluant de ce droit certains actes d’autrui, qui doivent être tolérés, tel un droit de passage au milieu d’un champ. Dans le cas des mesures contre le téléchargement illicite, il s’agit de trouver le bon dosage dans la mise en oeuvre des sanctions afin de tolérer certains téléchargements inoffensifs (5). Dans le premier cas, il s’agit d’injecter un peu de souplesse dans la définition même du droit d’auteur. Dans le deuxième, il s’agit d’injecter la souplesse dans la mise en oeuvre pratique des sanctions. Cette deuxième approche est au cœur de la politique de la réponse graduée, qui consiste à laisser passer un grand nombre d’infractions inoffensives pour se concentrer sur les plus graves. Ainsi, en créant le régime de réponse graduée, le législateur français a déjà créé de fait une exception de fair use qui concerne les internautes qui téléchargent de manière occasionnelle. On n’appelle pas cette tolérance fair use, mais le résultat est le même.

Les quatre critères du fair use américain
L’une des difficultés avec la règle du fair use aux Etats- Unis est son manque de prévisibilité. La loi américaine se contente de donner une liste de quatre critères très généraux pour déterminer si l’utilisation d’une oeuvre tombe dans l’exception du fair use. Ces quatre critères de fair use sont les suivants :
1 • L’objectif et le caractère de l’utilisation en prenant en compte notamment l’aspect commercial de l’exploitation ou son aspect non commercial et pédagogique ;
2 • La nature de l’oeuvre protégée ;
3 • La quantité et le caractère important ou non de l’extrait utilisé par rapport à l’oeuvre dans son intégralité ;
4 • L’effet de l’utilisation sur le marché potentiel de l’oeuvre ou sur sa valeur.
Ces critères doivent être interprétés au cas par cas par les tribunaux, et il faut parfois attendre de nombreuses années avant qu’une jurisprudence claire n’émerge sur un sujet donné. En attendant, les acteurs économiques restent dans le flou.

Un régulateur pour plus de prévisibilité ?
La Cour Suprême américaine a précisé en outre que ces critères devaient être appliqués de manière souple en prenant en compte notamment les objectifs d’origine du droit d’auteur et l’intérêt du public. Autant dire que la règle du fair use donne aux tribunaux un véritable boulevard pour décider si telle ou telle utilisation de l’oeuvre doit être tolérée au nom de la liberté d’expression et du progrès scientifique. Dans un système de common law, où les décisions de justice font autorité et établissent des règles pour l’avenir, ce type de souplesse permet aux juges de peaufiner les règles pour qu’elles s’adaptent aux changements technologiques et économiques. Mais cela peut prendre du temps. Ainsi, la souplesse de la règle de fair use est en partie illusoire. Puisque la règle est très générale, et puisqu’il faut des années pour qu’une jurisprudence émerge sur le sujet, il est difficile pour les créateurs de savoir à l’avance si leur utilisation d’une oeuvre sera permise ou non par la règle de fair use. Dans certains cas, la situation sera claire, par exemple en matière de parodie. Un tribunal américain (6) vient de confirmer que les créateurs de la série South Park pouvaient s’appuyer sur la règle du fair use dans le cadre d’une parodie d’une vidéo virale intitulée What What (In the Butt). Il en est de même pour les oeuvres critiques, tel qu’un nouveau roman qui raconte la même histoire que Autant en Emporte le Vent mais du point de vue des esclaves de l’époque (7). En revanche, les créateurs de mashups (8) et autres compilations restent dans le flou total sur l’applicabilité ou non de la règle de fair use (9) Il en est de même pour les utilisateurs qui créent des vidéos amateur accompagnées de musique protégée. Les ayants droits estiment que ces utilisations ne sont pas couvertes par la règle de fair use, et la jurisprudence ne donne pas d’indications claires sur le sujet. En matière de « User Generated Content » (UGC), la règle de fair use ne semble donc pas apporter une marge de manoeuvre accrue par rapport au système européen. Le manque de prévisibilité inhérent à la règle de fair use pourrait éventuellement être pallié par l’existence d’un régulateur, lequel définirait à l’avance les types d’utilisation qui seraient tolérées par la règle. C’est ce qui se passe aux Etats-Unis en matière de mesures techniques de protection. La loi américaine a prévu l’intervention d’un régulateur pour définir à l’avance les cas où une mesure technique de protection peut légitimement faire l’objet d’un contournement pour permettre une utilisation du type fair use. Le régulateur en question est le US Copyright Office (10) qui prépare actuellement une série de nouvelles règles qui définiront les cas où il sera possible d’effectuer des copies de DVD, notamment à des fins d’enseignement, et même des cas où il sera légitime de contourner les mesures de protection contenues dans les iPhones et iPads afin de permettre l’installation d’applications qui ne seraient pas homologuées par Apple. Cet aspect du travail de l’US Copyright Office rejoint les réflexions en France de l’Arcep (11) en matière de la neutralité d’Internet. Le régulateur français des communications électroniques a souligné la nécessité d’étendre la réflexion sur la neutralité du Net aux fabricants de terminaux. Certains professeurs américains (12) ont étudié le rôle de régulation de l’US Copyright Office et en ont conclu qu’il serait souhaitable d’envisager la création d’une véritable autorité de régulation du droit d’auteur aux Etats-Unis. @

FOCUS

Fair use et Private copying en Europe
Très écouté par la Commission européenne, le professeur Bernt Hugenholtz – directeur de l’Institut du droit de l’information (IViR) à l’Université d’Amsterdam, ainsi que conseiller de l’OMPI, de la Commission européenne et du Parlement européen – a publié en novembre 2011 une étude explicite intitulée « Fair use en Europe. A la recherche de flexibilités ». Par ailleurs , le commissaire européen chargé du Marché intérieur, Michel Barnier, a nommé fin 2011 António Vitorino comme médiateur pour une réforme européenne des « Private Copying Levies ». Les discussions sont en cours.