Réseaux très haut débit : financement innovant, PPP et neutralité du Net

coTreize ans après l’abolition des monopoles d’Etats du téléphone en Europe,
les pouvoirs publics sont appelés à la rescousse pour cofinancer les très coûteux réseaux de fibre optique. Les géants du Web aussi. Entre partenariat public-privé et terminaison d’appel data.

Par Rémy Fekete (photo), avocat associé, Gide Loyrette Nouel.

Lorsque la ville de Pau décidait il y a plus d’une décennie de déployer un réseau de fibre optique jusqu’au domicile de ses habitants, les industriels du secteur saluaient la prouesse tout en s’interrogeant sur la nature des besoins devant être satisfaits par tant de capacités. Le remplacement récent et à grande échelle
des terminaux de téléphonie mobiles par des smartphones aboutit désormais à une popularisation sans précédent de l’accès à Internet et à une recrudescence du besoin en bande passante.

Le retour du financement public
Telles sont les conditions dans lesquelles fleurissent, à des degrés et dans des conditions très divers, de nombreux projets de déploiement de réseaux à très haut débit à travers le monde. Les modalités de financement de ces réseaux continuent pourtant
à faire l’objet de profondes interrogations et il n’en est guère qui ne fasse pas appel, à des niveaux ou des formes différents, aux financements publics. Des Etats, plusieurs organisations internationales, l’Union européennes et de nombreux bailleurs de fonds internationaux s’interrogent sur les modalités optimales de financement public ou parapublic d’une partie des investissements nécessaires au déploiement de ce qui était encore il y a peu appelé les autoroutes de l’information (1). Pour autant, il ne s’agit ni de mettre un terme à l’ouverture à la concurrence du secteur des télécommunications ni de réintroduire l’Etat comme acteur-clé des infrastructures. Au-delà de l’encadrement de l’intervention publique, proposée par exemple en France par l’Arcep en distinguant le niveau de densité des zones à couvrir, le financement du très haut débit invite à envisager des schémas de partenariat publicprivé (PPP) novateurs et à réexaminer, dans le cadre des travaux sur la neutralité du Net, l’indispensable rôle des fournisseurs de contenus.
La question du financement du très haut débit – fibre optique à domicile en tête (FTTH) – amène à une révision significative de la doctrine relative aux modalités de financement et d’exploitation des réseaux de télécommunications. Historiquement, une part significative des réseaux filaires nationaux avait été investie par l’Etat qui est alors le seul fournisseur de services téléphoniques. La libéralisation a porté en particulier sur le déploiement de réseaux de télécommunications mobiles, alors que, d’une part, les retours sur investissement élevés assuraient la « bankabilité » de leur plan d’investissement et, d’autre part, le mécanisme de service universel permettait plus ou moins efficacement d’apurer les zones blanches dans les zones dont l’habitat est le plus clairsemé.
Le développement d’une infrastructure alternative en réseau filaire a montré toutes ses difficultés avec l’hécatombe générée par le Plan câble au cours des années 1980 et
les faillites successives des réseaux câblés, avant d’aboutir à une concentration sans précédent de ceux-ci dans les mains d’une seule personne, maison mère de Numericable, pour ne pas la nommer – tirant le plus grand profit d’une cascade d’opérations de LBO (2) aussi spectaculaires qu’hasardeuses.
La Commission européenne s’interroge désormais elle-même sur les carences structurelles du secteur privé s’agissant du financement de réseaux très haut débit,
dont la rentabilité reste à démontrer dans un horizon compatible avec les exigences du secteur privé. En France, l’Arcep a décidé, en décembre 2009, de distinguer les zones très denses dans lesquelles la concentration de population rend économiquement viable le développement de réseaux propres aux opérateurs privés dans les conditions de concurrence habituelles. Les autres zones pourront faire l’objet, dans des conditions encadrées, de financements publics (3).

Besoin de 60 milliards en Europe
La même année, la Commission européenne a abouti à publier des lignes directrices communautaires sur l’application des règles relatives aux aides d’Etat dans le cadre du déploiement rapide des réseaux de communications à haut débit (2009/C235/04). Ces lignes directrices ne constituent qu’une première étape à la réflexion de la Commission européenne qui estime à 60 milliards d’euros l’investissement nécessaire à la mise à disposition d’une connectivité de 30 Mbits/s à tous les citoyens européens en 2020 et
à 270 milliards d’euros l’investissement nécessaire pour fournir à la moitié des foyers européens une connectivité à 100 Mbits/s en 2020. Les modalités d’intervention de la Banque européenne d’investissement, du Fond de cohésion, du Fond de développement rural et de la BERD (4) nécessiteront d’être mieux définies, en distinguant les apports en capital de l’appui au financement par la dette. Et selon qu’il s’agit de zones noires compétitives et non sujettes à l’aide d’Etat ou de zones blanches ou grises non rentables ou mal desservies qui pourront faire l’objet d’un appui public ou parapublic. Une fois les règles arrêtées, il demeure complexe d’apprécier au cas par cas la légitimité de l’intervention de l’Etat, comme le démontre le contentieux relatif au financement public du réseau très haut débit dans les Hauts de Seine (5).

Mutualisation et programme national
Au-delà du débat désormais classique et relativement binaire sur la légitimité ou non
d’un financement public, pourrait succéder des réflexions sur des modalités nouvelles
de financement du très haut débit. Il revient d’abord aux opérateurs télécoms d’envisager d’optimiser leurs moyens financiers en mutualisant le déploiement d’un réseau filaire d’intérêt commun. Il peut s’agir aussi de diversifier les modalités d’intervention de l’Etat, tel que le prévoit le programme d’investissement d’avenir dans le cadre du Programme national très haut débit du 11 juin 2010.
Ce programme distingue trois volets : le volet A sur les zones rentables (6), le volet B concernant le soutien aux projets filaires des collectivités territoriales (7), et le volet C sur le soutien aux projets des collectivités territoriales autres que ceux relatifs au déploiement d’une nouvelle fibre (8).
Les opérateurs, les bailleurs de fond internationaux et les gouvernements – en France comme à l’étranger, sur une base juridique renouvelée – en sont donc à envisager avec une nouvelle créativité les différents processus de PPP qui permettent de financer ces infrastructures de long terme, lesquels sont considérés comme des critères-clés de développement économique. Des PPP ont ainsi germé tant dans le Grand Angoulême, à Laval, en Seine-et-Marne ainsi que dans le canton de Fribourg en Suisse. Le déploiement de câbles sous-marins internationaux peut également être réalisé sous cette forme, alors que le NEPAD – Nouveau partenariat pour le développement de l’Afrique – et la Banque mondiale envisagent d’investir dans le déploiement de réseaux haut débit dans les pays enclavés du Sud-est asiatique, d’Amérique centrale ou d’Afrique centrale. La structuration de ces opérations peut prendre des formes variables : société commerciale dans laquelle l’Etat détient une golden share, société mixte voire société de droit privé mais où l’Etat détient initialement la majorité du capital, etc : la structuration de ces opérations n’a pas encore trouvé de modèle stable.

La mise à contribution des fournisseurs de contenu
Reste enfin la question du financement complémentaire que pourraient apporter les prestataires de la société d’information, qu’ils soient éditeurs ou fournisseurs de contenus.
Les Google, Facebook et autres Apple, fortement consommateurs de bande passante, sont désormais appelés à contribuer au financement des réseaux qu’ils occupent et dont ils sont les principaux bénéficiaires. Les études menées sur le thème de la neutralité de l’Internet ont abouti à rendre légitime un mécanisme de « terminaison d’appel data » susceptible de compenser l’augmentation des coûts liés au transport des données (9).
Il s’agit notamment de répartir les coûts entre opérateurs et fournisseurs de contenus.
Les schémas sur la table sont encore nombreux mais l’idée d’imposer aux fournisseurs de contenus de supporter un coût proportionnel à leur utilisation de la bande passante est évoquée régulièrement. A défaut, il pourrait s’agir d’une révision des contrats de transit ou d’interconnexion de données afin de sortir du schéma actuel de « peering » établi le plus souvent à titre gratuit. L’offre de capacité et de transmission tend à se diversifier.
Les opérateurs seront ainsi amenés également à tenter d’obtenir une rémunération de la part des fournisseurs de contenus, mieux adaptée à la spécificité des offres et qui pourra notamment prendre en compte les fonctionnalités et les indicateurs de qualité de service exigés.

Reste à fixer le business model
Au total, on peut s’attendre encore à de nombreuses études dans les mois à venir sur
les différents business plans susceptibles de légitimer le déploiement de réseaux à très haut débit. Nul doute que les équipementiers télécoms seront les premiers à proposer
des approches nouvelles afin de convaincre Etats, bailleurs de fonds et opérateurs de réseaux de s’engager dans cette nouvelle étape décisive de déploiement de réseaux d’infrastructures qui marqueront le développement économique des pays concernés
pour les décennies à venir. @