Les paradoxes de la politique sécuritaire en France : des lois aux résultats

Plus d’un an et demi après l’adoption de la première loi Hadopi, se pose la question de la pertinence du processus – complexe – mis en place en France pour lutter contre le piratage sur Internet. La « riposte graduée », qui manque
de moyens, atteindra-t-elle les objectifs visés ?

Par Rémy Fekete (photo), avocat associé, Gide Loyrette Nouel.

Cela ne fait pas trois mois que le dispositif mis en place par les deux premières lois dites Hadopi (1) est en vigueur que les critiques fusent déjà, rappelant, à s’y méprendre, la vindicte dont
le gouvernement a fait l’objet en matière de sécurité des biens
et des personnes. De fait, la conférence de presse tenue par la Haute autorité pour la diffusion et la protection des droits sur Internet (Hadopi) le 12 janvier dernier est intervenue concomitamment aux statistiques rendues publiques par le ministère de l’Intérieur.

Sécurité : multiplication des textes
S’il s’agit dans un cas comme dans l’autre de la mise en oeuvre d’une politique pénale,
on ne saurait évidemment faire l’amalgame entre, d’une part, ce qui relève de la protection des droits des auteurs d’œuvres piratées sur Internet et, d’autre part, des évolutions contrastées du nombre de cambriolages, de coups et blessures volontaires et d’actes d’incivilités. Reste que dans ces deux domaines critiques et attentes semblent comparables. Que n’a-t-on entendu du caractère liberticide de la politique déployée par le gouvernement lors des débats, menés avec talent par Denis Olivennes, qui ont aboutit aux accords de l’Elysée et la première loi Hadopi ! Pour la première fois, les artistes interprètes et les auteurs trahissaient le camp de la liberté pour rejoindre les tenants de la sécurité juridique et afficher clairement leurs préoccupations de voir l’essentiel de leurs revenus disparaître du fait du piratage de masse (2). Face à la critique du « trop sécuritaire » qui lui était reprochée en matière de droits d’auteur,
et la censure du Conseil constitutionnel sur plusieurs dispositions très précises, le gouvernement a répondu par une nouvelle loi. On ne peut manquer de souligner là encore la similitude des comportements puisqu’il est régulièrement reproché au gouvernement de multiplier les textes législatifs en matière de sécurité sans pour autant atteindre les objectifs de protection recherchés, Il est vrai que la dissuasion des malfaiteurs et la sanction des criminels ne se dictent pas au Palais Bourbon. En matière de droits d’auteur, c’est donc une seconde loi dite Hadopi 2 qui a mis en place le dispositif pénal constituant le volet répressif. Plus d’un an et demi après l’adoption de
la première loi Hadopi, et alors que l’on parle déjà d’une éventuelle loi Hadopi 3, il est donc légitime de s’interroger sur la pertinence du processus mis en place.
Les deux lois Hadopi ont nécessité la mise en place d’un cadre règlementaire complexe.
Il s’agissait en effet de procéder à la création d’une nouvelle autorité administrative indépendante (3), d’intégrer l’action de cette dernière dans le cadre juridique restrictif en matière de données personnelles (4), sans oublier les aspects règlementaires particuliers nécessités par les mises en oeuvre d’une procédure spécifique s’inscrivant dans la philosophie de riposte graduée (5) et des aspects pénaux (6) applicables notamment aux fournisseurs d’accès à Internet (FAI). Le cadre réglementaire définit les exigences applicables aux saisines de la CPD et permet aux membres et aux agents assermentés de celle-ci de constater les infractions et dresser des procès-verbaux sous forme électronique. Il précise les délais de transmission des données par les opérateurs de communications électroniques à la CPD et prévoit les sanctions pénales applicables
en cas de défaillance. En cas de poursuite pour négligence caractérisée, il liste les informations à fournir à l’abonné et les moyens de défense dont celui-ci dispose. Enfin,
le cadre juridique encadrant les échanges entre la CPD et l’autorité judiciaire est, lui aussi, également défini.

Processus complexe
Au total, ainsi que de nombreux auteurs l’ont déjà souligné, la procédure qui se voulait essentiellement dissuasive ressemble surtout à un lourd processus particulièrement contraignant. La gestion de ce processus sera complexe et nécessitera des investissements en moyens informatiques et en hommes que ni l’Hadopi ni la CPD n’ont eu pour l’instant des chances de pouvoir supporter financièrement. Ainsi, la contravention de cinquième classe de « négligence caractérisée » n’est qualifiée qu’après le constat difficile d’un troisième manquement à l’obligation de surveillance. Les deux premiers ont déjà dû faire l’objet d’une recommandation. En effet, la deuxième lettre de recommandation n’est envoyée que si l’usager récidive dans les
six mois suivant le premier envoi, et le Parquet ne pourra être saisi qu’en cas de renouvellement du manquement dans l’année suivant la deuxième recommandation. De plus, si l’envoi des lettres peut presque totalement être automatisé, la transmission au Parquet, le cas échéant, ne peut se faire que manuellement – donnant en effet lieu
à un procès-verbal de la CPD nécessitant une ouverture de dossiers et des signatures. Autre illustration, la première recommandation doit mentionner à l’usager l’existence
de moyens de sécurisation destinés à empêcher l’utilisation illicite de l’accès à Internet. Ces logiciels, devront faire l’objet d’un rapport d’évaluation sur la base duquel l’Hadopi délivrera son label. Régulièrement perçue comme exclusivement dédiée à la lutte contre le téléchargement illégal de musiques ou films, la CPD a cependant vocation à être saisie par les agents assermentés des organismes de défense professionnelle de l’ensemble des ayants-droits. En effet, les lois Hadopi ne font aucune différence entre les œuvres et dès lors que les sociétés répondent aux exigences de l’article L.331-24 du code de la propriété intellectuelle (CPI) et disposent d’une autorisation de la Cnil, leur saisine peut être examinée.

Extension du domaine de la lutte
Dans ces circonstances, et alors que la Hadopi a publié le 23 janvier dernier une étude montrant que 49 % des internautes français reconnaissent des consommations illicites sur le Net, il est surprenant que seuls cinq organismes professionnels uniquement dédiés aux industries de la musique et du cinéma, ont, pour l’heure, été habilités à procéder à la collecte des adresses IP de contrevenants potentiels. D’autant plus que le monde du livre, du logiciel ou du jeu vidéo sont loin d’être épargnés par le phénomène de téléchargement illégal. Le Syndicat national de l’édition (SNE) semble enfin avoir pris conscience de l’urgence en matière de piratage des livres numériques (7), puisqu’il annonçait début janvier envisager de rejoindre l’Hadopi (8). Cependant, si légalement
le système de « réponse graduée » peut s’appliquer à l’ensemble des œuvres, il n’en demeure pas moins que matériellement l’extension du champ d’action de l’Hadopi aux industries autres que musicales et audiovisuelles ne sera pas sans soulever des difficultés techniques, notamment en termes de traitement journalier des saisines. En effet, les organismes professionnels sont autorisés à effectuer 25.000 constats par jour chacun, soit un total de 125.000 par jour. Sachant que l’Hadopi évoque un objectif de 10.000 mails journaliers courant 2011, il est difficile de s’imaginer la réactivité que pourra avoir la Haute autorité face au double de saisines !

L’Hadopi face au benchmark
Aussi bien décriée qu’encensée, la mise en place du système Hadopi a été suivie de
près à l’étranger. Signe fort, le Parlement européen adoptait en septembre un rapport de l’eurodéputée française Marielle Gallo appelant notamment à l’instauration de mesures non-législatives dans la lutte contre le piratage (9). Bien que dépourvue
de valeur juridique, l’adoption d’un tel texte reflète la quête actuelle de solutions alternatives à la répression judiciaire dans la lutte contre le téléchargement illégal.
En outre, en avril 2010, les députés anglais adoptaient une loi – le « Digital Economy Act 2010 » – prévoyant un système relativement similaire à celui des lois françaises, contraignant les FAI à envoyer un courrier à leurs abonnés suspectés de télécharger illégalement et à couper l’accès à Internet dans les cas les plus graves. Dans une lignée moins répressive que le système français, un projet de loi espagnol a pour but
de dresser une liste de sites web de partage, afin de mieux contrôler leurs contenus.
Le retrait de contenus litigieux – lorsque ce n’est pas, en cas extrême, la fermeture
du site incriminé – peut être demandé en justice. Bien que rejetée fin décembre par
une commission parlementaire, le « Sinde Act » (10) devrait être révisé et représenté prochainement. De même, un projet de loi (11) est actuellement examiné au Sénat des Etats-Unis permettant l’obtention par le ministère de la Justice d’une décision de justice à l’encontre des sites Internet offrant des contenus illégaux.
Tout site dont le nom de domaine est enregistré aux Etats-Unis pourrait être fermé par
le ministère. Dans le cas contraire, les tiers parties telles que les FAI, sites de paiement en ligne ou fournisseurs de publicité, pourraient se voir contraints de bloquer les sites identifiés.
En absence de chiffres fiables, les retombées de la mise en place de tels dispositifs restent difficilement quantifiables. L’étude publiée par l’Hadopi estimait cependant à
un tiers la proportion des pirates prêts à évoluer vers une offre légale. @